Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/18

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criticisme arrogant. Mais je ne prétends pas du tout essayer ici, à mon tour, une analyse ou une justification de la notion de substance. Il me suffit qu’il y ait là une acception nouvelle, légitime ou non, du mot réalité, et que l’esprit y concoure avec les sens. Si les sens ne nous révélaient pas des qualités multiples et en relations harmonieuses, si la forme visible ne coïncidait point, par exemple, avec la forme tangible, l’esprit n’arriverait probablement pas à l’idée d’une unité substantielle et profonde de l’objet. Mais aussi, sans l’esprit, sans l’idée d’unité, d’individualité profonde qu’il porte en lui, jamais l’objet, malgré la concordance superficielle de ses qualités sensibles, ne serait pour nous une substance ; le grand artiste, le grand peintre, par exemple, voit à la fois avec l’esprit et avec les yeux ; et ce qui montre bien que l’esprit et les sens concourent et se fondent, pour ainsi dire, dans la conception de la substance, c’est que le grand peintre, qu’il le sache ou non, est, dans son art, un substantialiste. Qu’il songe simplement à traduire par une figure vivante une idée générale et que l’idée générale, au lieu d’être fondue dans la ligne des traits, dans la coloration du visage, dans le regard et dans le sourire, apparaisse distincte et sèche, il n’a fait qu’une froide allégorie, sans vie, sans réalité. Que son pinceau reproduise comme en se jouant une apparition charmante où tout, l’attitude, le sourire, le regard, a de la grâce et une grâce naturellement et visiblement concordante ; si son âme n’est pas émue, si elle ne démêle pas l’invisible foyer de vie légère et exquise d’où la grâce se répand, multiple et une, sur cet être charmant, le peintre n’aura fait qu’une fantaisie superficielle. Il n’est un maître et un créateur que lorsqu’il y a dans son œuvre visible une âme invi-