Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/185

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oreilles, mais qu’il résonne aussi dans nos entrailles. Les bruits aigus, au contraire, n’affectent que l’ouïe proprement dite, et, si l’on peut dire, l’extrémité de l’ouïe. Ils sont aigus, en effet, car ils entrent dans l’organisme et dans la conscience comme une pointe ; et les sons graves sont graves, en effet, c’est-à-dire pesants, par leur accord avec la masse de l’organisme. Ils semblent contracter la pesanteur de la matière. Voilà comment les sons aigus traduisent ce qu’il y a de plus excité et de plus subtil au sommet de l’âme, l’appel de Marguerite défaillante aux anges purs qui vont l’enlever au ciel. Et les notes graves, au contraire, traduisent ce fanatisme des huguenots lourd, compact, qui n’est pas fait d’élan passionné ou subtil, mais qui est la pesée continue d’une idée forte sur l’être tout entier. Les sons élevés nous détachent de nous-mêmes, ou, plutôt, il semble qu’ils détachent de nous une partie de nous-mêmes. Quand j’entends exécuter, sur le violon, certains morceaux très élevés, il me semble qu’une partie de moi-même la plus extrême, la plus subtile, est remuée, et que l’autre partie écoute. On dirait un de ces souffles étranges qui laissent immobile l’arbre presque tout entier et qui ne font vibrer qu’une feuille à la pointe du plus haut rameau. De là, à écouter ces morceaux, une sorte de curiosité inquiète d’abord, et, bientôt, d’indifférence. Au contraire, le violoncelle nous prend soudain aux entrailles, et l’on dirait qu’il ébranle, d’un coup d’archet, les assises mêmes de notre vie. Sans doute, c’est bien aussi parce que les notes graves viennent de la poitrine qu’elles nous font l’effet d’être plus massives et plus fondamentales ; mais, si elles viennent de la poitrine, c’est justement parce qu’elles ont quelque chose de plus ample, de plus organique, de plus pro-