Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/188

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l’air, bien souvent, de ne faire qu’un avec notre pensée et d’être comme vibrants de nos vibrations intérieures, comme imprégnés de sensation et de vie. Mais ils ne sont les familiers de notre âme que pour y couler de plus près la banalité et l’insignifiance. Nous croyons nous servir d’eux : en réalité, ce sont eux qui se servent de nous, car ils ramènent à leur loi secrète, la quantité, notre vie intérieure qui, au fond, répugne à la quantité. Si nous voulons donc nous retrouver vraiment nous-mêmes, il faut reconnaître que l’espace et le langage ne sont que des traductions brutales de ce qui est intraduisible. Ce sont des inventions utilitaires bonnes à assurer les relations pratiques des êtres entre eux, mais contraires à la vérité intérieure, à la vie profonde. Il nous faut donc échapper à l’obsession de la quantité sous ces deux formes, l’espace et le langage, briser ainsi toutes les conventions immobiles où se fige notre pensée, et rendre à notre âme la variété innommable de ses impressions changeantes et de ses nuances infinies.

Je ne sais si je me trompe, mais c’est là la métaphysique de l’art décadent. Lui aussi trouve que ce que les mots ont de plus fâcheux, c’est d’avoir un sens. Aussi réduit-il ses phrases à des concours de sonorités qui rendent d’autant mieux certains états d’âme, qu’ils sont inintelligibles. Peut-être, si nous étions bien exigeants, pourrions-nous chercher d’où viennent ces correspondances symboliques entre certaines sensations et d’autres sensations. Je crois bien que nous retrouverions la quantité, l’espace, le mouvement, le langage ; mais il nous suffit d’avoir marqué, en passant, le rapport de l’art décadent aux formules métaphysiques de M. Bergson. Je reconnais aussi, dans ces formules, Maurice Barrès et le culte intérieur du moi incommunicable. Les esprits ne