Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/189

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valent guère que tant qu’ils ne se sont pas livrés ou même tant qu’ils ne se sont pas compris. La seule période intéressante, c’est cette adolescence inquiète, confuse, inarticulée, où des impressions absolument personnelles ne se sont pas encore classées dans le cadre impersonnel des idées et des mots.

J’entends tout cela, et j’avoue que je préfère infiniment une âme fraîche, sincère et inexprimée au vide des conventions sociales ou verbales et au pédantisme des divisions scolastiques. Mais je suis inquiet aussi pour ceux qui excluent la quantité de notre âme et qui considèrent l’espace comme un symbole artificiel, quand je vois qu’ils réduisent l’âme à s’écouter elle-même éternellement en sa solitude, comme une source jaillissant sous bois. Je me demande si, en voulant sauvegarder l’intimité de la vie, ils ne risquent pas de l’appauvrir et de la détruire, s’ils ne la faussent pas pour en respecter la vérité, et s’ils ne substituent pas, au mensonge prétendu des mots, le mensonge raffiné des nuances.

Sans doute, l’animal ne parle pas et ne pense pas par des mots ; sans doute aussi les animaux inférieurs n’ont pas la même intuition de l’espace que nous. Ils ne doivent pas extérioriser leurs sensations comme nous le faisons. Ils sont pour eux-mêmes une masse confuse, et ils ne distinguent probablement pas très bien les sensations internes de la vie des sensations externes et de surface. Leurs sensations sont plus affectives que représentatives, et par là, l’espace existe pour eux beaucoup moins que pour nous. Il semble donc que la métaphysique de la qualité du moi ait des antécédents profonds dans l’ordre naturel. Elle est comme un effort pour retrouver, dans l’humanité factice et extérieure qu’ont