Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/220

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le sens du toucher interne et externe, vivrait dans un rêve insensé. Mais pourquoi le sens du toucher ne nous révèle-t-il pas toutes les qualités des êtres ? Pourquoi est-il aveugle ? Est-ce que la couleur de la fleur ne fait point partie de l’individualité de la plante ? Est-ce qu’elle n’en exprime pas et n’en achève pas la nature intime et particulière ? Mais entendons-nous bien. Quand nous disons que le toucher saisit et affirme l’individualité des êtres, nous n’entendons pas la haute et pleine individualité. Celle-ci, en effet, suppose que l’être sait se résumer et se traduire pour retentir dans les autres êtres. Elle suppose aussi qu’il sait entrer en relation avec l’universel. Tout être qui ne sait pas se communiquer à d’autres êtres et faire amitié avec l’infini est incomplet. Il n’est pas une individualité achevée. Ce que le toucher saisit, c’est l’individualité stricte, close, épaisse. Et voilà pourquoi la lumière et le son lui échappent. Voilà pourquoi aussi il ne perçoit point à distance. Percevoir à distance, c’est saisir l’être quand il est déjà sorti de soi, quand il a propagé dans l’espace une partie de lui-même. La forme que la vue perçoit à distance est un rayonnement de l’objet dans l’espace ami. Le toucher ne perçoit la forme que dans la masse elle-même, à l’état de résistance, de matière brute. Par la lumière, la forme de l’objet le plus lourd se dégage, s’échappe et s’envole. Pour le toucher, la forme est encore serve de la matière, captive de la pesanteur.

En second lieu, pour que le toucher manifeste l’individualité, il faut que l’être conscient se distingue nettement lui-même des objets qui le touchent ; il faut que le moi ait le sentiment de son énergie propre, en même temps que de la résistance opposée à cette énergie par un objet extérieur. C’est surtout dans le toucher qu’éclate