Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/221

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la fameuse distinction du moi et du non-moi. Et c’est sur l’effort organique déployé par nous dans le toucher actif, que Maine de Biran a fondé sa philosophie. C’est aussi au moyen du sens du toucher qu’on a prétendu démontrer surtout l’objectivité du monde extérieur. En effet, en sentant les objets extérieurs qui nous résistent, nous nous sentons nous-mêmes comme énergie, c’est-à-dire comme réalité essentielle et non pas comme phénomène. Or, les objets qui nous résistent opposent leur force à notre force. Si nous ne rencontrions pas une résistance analogue à l’action exercée par nous, cette action se perdrait dans le vide ; et réciproquement, si les objets n’étaient point sollicités à manifester leur force de résistance par l’action que nous exerçons sur eux, leur force resterait à l’état de puissance pure et d’inertie. Si donc nous sommes une force, c’est grâce à la résistance des objets ; et si les objets sont une force, c’est grâce à notre action sur eux. À mesure que nous déployons un effort plus vigoureux contre un rocher qui barre notre chemin, une quantité plus grande de notre force sommeillante et cachée passe à l’état d’énergie active et sentie, et inversement, une quantité plus grande de la résistance brute et dormante du rocher passe à l’état de résistance active et presque d’hostilité. Ainsi, notre force et la force des objets forment un système dont les deux termes s’impliquent l’un l’autre et varient simultanément. Par là, l’objet extérieur entre en quelque sorte dans la sphère de notre conscience ; en nous percevant nous-mêmes comme force, dans notre conflit avec lui, nous le percevons, lui aussi, comme une force opposée, mais comme une force. Ainsi, quoique extérieur à nous il est saisi par nous comme s’il nous était intérieur. Il n’est plus, en un certain sens,