Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/228

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pas en même temps liés à la terre ; s’il n’y avait pas une sorte de contradiction troublante entre la liberté vague du regard et du rêve, et cette liaison à la terre, dont le cœur déconcerté ne peut dire si elle est dépendance ou amitié !

De plus, il y a, dans le toucher lui-même, un commencement d’émancipation à l’égard de la matière brute. Sans doute, il n’isole jamais entièrement la forme de la résistance ; mais il peut être si léger qu’il ne retienne presque que la forme. On peut, si je puis dire, emporter au bout des doigts la forme d’un objet. C’est là ce qui permet aux aveugles d’avoir du monde une intuition qui ne diffère pas autant qu’on le pense de celle qu’en ont les voyants. Ils ont comme nous le sentiment de l’espace ; j’entends, par là, qu’ils n’ont pas besoin, pour se représenter la distance qui les sépare d’un objet, de se figurer les mouvements par lesquels ils arriveraient à cet objet. Ils n’ont pas besoin de se rattacher, en imagination, aux objets distants par une chaîne continue de mouvements et de sensations musculaires. Ils ont, au moins à l’état adulte, le sentiment immédiat de la profondeur, et, dès lors, ils peuvent situer en imagination, à des distances vagues dans l’espace, les formes d’objets que leur mémoire tactile a conservées. En ce sens, on peut dire que, comme nous, ils perçoivent les objets à distance, et que leur perception du monde est comme l’ébauche obscure de la vision.

Seulement, il est impossible de dire si c’est au moyen d’une sensation immédiate ou par l’imagination qu’ils ont le sens de la profondeur. Et, en tout cas, les formes qu’ils situent dans la profondeur, ils ne les perçoivent pas à distance, ils les imaginent. Que fait la vue ? Elle transforme en sensation immédiate ce qui est, pour