Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/227

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tion sans réaction, et que, dans la mesure même où nous agissons sur le monde extérieur, il agit sur nous ; et si nous pénétrons en lui par notre effort, il pénètre aussi en nous. Il y a des heures où nous éprouvons à fouler la terre une joie tranquille, et profonde comme la terre elle-même. Si nous l’enveloppions seulement du regard, elle ne serait pas à nous ; mais nous pesons sur elle et elle réagit sur nous ; mais nous pouvons nous coucher sur son sein et nous faire porter par elle, et sentir je ne sais quelles palpitations profondes qui répondent à celles de notre cœur. Que de fois, en cheminant dans les sentiers, à travers champs, je me suis dit tout à coup que c’était la terre que je foulais, que j’étais à elle et qu’elle était à moi ; et, sans y songer, je ralentissais le pas, parce que ce n’était point la peine de se hâter à sa surface, parce qu’à chaque pas je la sentais et je la possédais tout entière, et que mon âme, si je puis dire, marchait en profondeur. Que de fois aussi, couché au revers d’un fossé, tourné, au déclin du jour, vers l’Orient d’un bleu doux, je songeais tout à coup que la terre voyageait, que, fuyant la fatigue du jour et les horizons limités du soleil, elle allait d’un élan prodigieux vers la nuit sereine et les horizons illimités, et qu’elle m’y portait avec elle ; et je sentais dans ma chair aussi bien que dans mon âme, et dans la terre même comme dans ma chair, le frisson de cette course, et je trouvais une douceur étrange à ces espaces bleus qui s’ouvraient devant nous, sans un froissement, sans un pli, sans un murmure. Oh ! combien est plus profonde et plus poignante cette amitié de notre chair et de la terre, que l’amitié errante et vague de notre regard et du ciel constellé ! Et comme la nuit étoilée serait moins belle à nos yeux, si nous ne nous sentions