Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/234

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si les êtres vivants étaient capables d’obtenir indéfiniment des ressources de vie d’une certaine quantité de substance une fois donnée, ils seraient immortels. Si les êtres échappaient à la loi de la faim, ils échapperaient par là même à la loi de la mort. Il y a donc une liaison absolue entre la nécessité de se nourrir et le système du monde, tel qu’il est. Or, il n’est point permis de dire a priori que ce système est mauvais, uniquement parce que la mort y joue un rôle. L’immortalité universelle serait la routine universelle. Il n’y a pas, au point de la vie où nous sommes parvenus, de formes qui méritent l’éternité ; et ceux mêmes qui, comme nous, croient qu’il y a dans les âmes humaines des germes d’immortalité, ne conçoivent point la vie ultérieure comme le prolongement pur et simple de la vie actuelle. La mort sera toujours, même pour ceux qui y survivent, une crise extraordinaire, un prodigieux déplacement d’existence. On ne se figure pas très bien un monde d’où la mort aurait disparu : le poirier produirait ses fleurs et n’en laisserait pas tomber une feuille, puis il produirait ses fruits et les résorberait sans doute, car pourquoi des êtres immortels auraient-ils besoin de se reproduire ? Ainsi, sans la mort, les évolutions mêmes de la vie ne seraient qu’une facétie assez médiocre. La mort est donc mêlée à la vie ; elle est au fond même des choses, au cœur même des êtres. Elle résulte de ce qu’ils sont à la fois incomplets et isolés, et que les perpétuer sous leur forme étroite et jalouse, ce serait perpétuer la limitation et la dispersion dans cet univers ambitieux et religieux, qui aspire à la plénitude et à l’unité de la vie. On ne peut donc comprendre et accepter la vie sans accepter la loi de la mort, dont la loi de la nourriture est un corollaire. Aussi, la nature a-t-elle attaché à la