Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/258

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la vie, chaque sphère a peine à se comprendre et à se déchiffrer elle-même : ce qui lui viendrait des autres ne serait qu’un vain bruit, et le son y perdrait, sans profit pour les relations des êtres, ce qui fait sa valeur et son charme, je veux dire son intimité. Peut-être, malgré la communauté essentielle de toute vie, les joies et les peines, les mélancolies et les désirs de notre monde paraîtraient-ils bien ridicules et bien chétifs à un autre. Qui sait si les plaintes des arbres, sous le vent, auraient un écho dans les cœurs que cette plainte n’aurait pas bercés ? Aussi chaque sphère enferme-t-elle en soi les secrets les plus profonds de sa vie ; elle se borne aux rapports que met entre elle et les autres la lumière qu’elle leur envoie et qu’elle en reçoit ; et, quant au reste, elle s’enveloppe de silence. Parfois, la nuit, il m’a semblé que je sentais la terre, pleine de bruit, cheminer sous le ciel plein d’étoiles. Les étoiles envoyaient leur clarté jusqu’à nous, à travers toutes les sphères, et les pauvres lumières humaines, qui s’échappaient encore des maisons qui ne dormaient pas, quittaient aussi notre sphère et allaient bien loin de nous dans des espaces indifférents. Mais il n’était pas un murmure, pas un souffle, pas une plainte, pas même un cri d’appel vers les étoiles lointaines qui se répandît hors de notre monde dans les espaces étrangers. La terre gardait pour elle toute son âme, et je me réjouissais, dans cette intimité, d’une vie plus concentrée et plus ardente, condamnée par ce perpétuel refoulement à une plénitude souffrante et douce, à un besoin d’infini tout intérieur et tout replié.

Telle étant la valeur et la signification du son, on voit, une fois de plus, combien il est puéril de dire que nos sensations n’ont, en tant que telles, qu’une réalité