Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/266

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la matière en un certain nombre de types consistants et définis. Pourquoi y a-t-il du cuivre, de l’or, du fer ? Nous ne le savons pas et nous touchons constamment, en ces questions, aux limites actuelles de la science. Ceci soit dit en passant pour rendre modeste, non pas la science qui doit avoir des ambitions infinies, mais la science actuelle, si incomplète encore et si vague, qui en rien ne touche au cœur des problèmes. Mais enfin, si tels corps simples existent, plutôt que tels autres, il y a une raison. Ces corps ne sont donc pas des modes fortuits et capricieux de la matière, ils ont un sens et, par là même, une individualité. Et comme leur nature intime s’exprime dans le son et dans le timbre du son, le son exprime bien des individualités. D’où il suit que lorsque nous percevons le son spécial émis par une substance particulière, nous percevons de certaine façon la nature intime de cette substance. Aristote disait : L’âme est en quelque manière tout ce qu’elle sent. Et en vérité, notre âme, quand elle recueille des sonorités métalliques ou cristallines, est en quelque mesure métal et cristal ; une riche orchestration qui fait vibrer les substances les plus diverses, éveille en nous toutes les puissances vibrantes de la nature ; elle crée en nous des cordes d’airain ou des voix gémissantes et douces. Le génie du musicien consiste à entendre et à susciter dans son âme toutes ces voix. Entre ceux qui soutiennent que la musique doit exprimer des idées ou tout au moins des sentiments, et ceux qui ne veulent voir en elle qu’un riche tissu de sonorités, la question, il me semble, est mal posée. Les premiers veulent-ils dire que la musique doit traduire avant tout les sentiments définis de l’âme humaine et que ces sentiments doivent préexister, dans l’âme ou l’imagination du musicien créateur, aux com-