Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/267

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binaisons de rythmes qui doivent les formuler ? C’est faire de la musique le simple prolongement, la simple modulation du cri de la passion. C’est la réduire à une sorte de mélopée dramatique et de déclamation notée. Pauvre et fausse conception, car si l’on y regarde de près, elle prend, pour type exclusif de la vie, l’âme humaine dans les manifestations précises de passion et de sentiment que comporte la vie en société. Elle prend l’homme social et elle en fait la mesure de toute chose. Il n’est pas jusqu’à la rêverie, jusqu’aux sentiments les plus vagues qui ne prennent, quand la musique a mandat officiel de les traduire, un tour de convention sociale. C’est la rêverie des romances, rêverie obligatoire et de bon ton pour les jeunes filles, dans les intervalles de la broderie. Est-ce qu’on sait bien ce qu’est l’âme humaine ? Est-ce que, pour calquer la musique sur elle, on en a fait d’abord le dessin ? Mais l’âme humaine s’ignore elle-même plus qu’à moitié ; elle est susceptible d’états inconnus. Le monde réel, ou plutôt le monde social où elle se développe en forme précise, n’est pas le seul milieu où elle puisse vivre et respirer. Il nous arrive de trouver parfois à un paysage familier une physionomie toute nouvelle ; et il est des heures où la vie que nous vivons a pour nous quelque chose d’étrange et d’indéfinissable. Il nous semble que nous y venons, d’ailleurs, de bien loin ; et parfois, dans la banalité du jour qui passe, nous avons la sensation d’entrer dans une vie inconnue. L’âme humaine n’est donc pas quelque chose de rigide et de fixé ; elle n’est pas un modèle en carton sur lequel le musicien viendrait broder des points d’or ; elle n’est même pas explorée tout entière. Et dans tous les cas, il se produit souvent en elle, pour nous servir du langage musical, des changements