Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/268

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de clef qui transforment les sentiments et les états les plus connus. Or, cette vie flottante de l’âme n’est pas d’un côté et la musique de l’autre. La musique ne la traduit pas seulement, elle la crée. Dites qu’elle est pleine d’âme, je le veux bien, mais ne dites pas qu’elle est pleine de votre âme ; car votre âme, sous sa forme sociale, est bien plus pauvre et bien plus vide que la musique elle-même. L’homme social devenant, dans cette conception étroite et bourgeoise, le type de la réalité et de la vie, c’est la voix humaine qui devient le type et la mesure de toute voix. Et toutes les autres voix de la nature et de l’orchestre n’ont quelque puissance d’expression, c’est-à-dire quelque valeur, que par leur rapport à la voix humaine. Le trombone sera la voix humaine puissante et lourde ; la flûte sera la voix humaine, fine, rapide, gémissante et douce. Ainsi la terre tout entière avec ses roches, ses eaux, ses mines de métaux, ses grands souffles, ses arbres frissonnants, avec sa vie multiple, secrète et profonde, avec ses forces innombrables analogues à la nôtre, mais si différentes de la nôtre ; avec ses crises inconnues, que raconte peut-être en vibrations étranges la pièce d’or que nous laissons tomber ; tout cela ne serait qu’un écho à peine diversifié de la voix humaine. Comprendre ainsi la musique, c’est appauvrir la nature ; c’est appauvrir aussi l’âme humaine, qui ne trouve plus hors de soi aucune source de vie où se renouveler. Certes, ce n’est pas ainsi que les hommes primitifs, naïfs et ouverts aux choses extérieures, ont créé la musique. Sans doute, ils ont célébré, dans des chants de victoire ou de funérailles, les événements joyeux ou tristes de leur vie, et le cri de l’orgueil ou de la douleur, prolongé et modulé, a été évidemment la base première de ces sortes de compo-