Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/319

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lité. Nous voilà bien éloignés du point de vue de Kant. Il faut distinguer, dans la théorie de Kant sur l’espace, deux parties essentielles : dans la première, il établit que l’espace est la forme a priori de la représentation, que nous n’en dérivons pas l’idée de l’expérience. En ce point, sa démonstration est irréfutable ; car, d’abord, comment pourrions-nous dériver de l’expérience l’idée d’espace, alors que l’espace, forme de la représentation, est la condition même de toute expérience ? Puis, il est bien certain que les axiomes de la géométrie ne sont point des vérités analytiques ; leur certitude s’évanouit donc, s’ils ne sont pas comme supportés par une intuition a priori et garantis par elle. Nous sommes bien loin de répugner à cette partie de la théorie kantienne, car l’espace étant pour nous l’expression sensible de l’être, de son immensité, de son unité, de sa continuité, de sa permanence immuable, des aspirations infinies qui le travaillent, il ne peut pas être le produit d’une expérience accidentelle et bornée : il est le fond préalable sur lequel toute expérience va s’appuyer et se dérouler. L’esprit ne peut pas l’acquérir ; car s’il ne l’avait pas d’emblée, il n’aurait plus aucune prise sur la réalité universelle : il aurait bien le sentiment de son énergie intérieure, mais cette énergie, sans l’espace et la sympathie de l’espace, ne pourrait se développer par le mouvement, se mêler aux choses et les comprendre en les animant. Elle brûlerait et se dévorerait elle-même comme un feu étrange, étouffé, sans lueur ni rayonnement. L’espace est le premier pacte et, en un sens, le pacte fondamental conclu entre la nature et l’esprit ; il est donc à la base même de toute expérience et de toute connaissance : il est à la base de l’esprit.