Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/383

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pothèse de l’évolution semble établir au contraire qu’il faut, à un monde donné, un développement immense et lent pour aboutir à ce que nous appelons la conscience. Peut-être, si nous nous bornons à constater les faits dans la limite de notre expérience, la conscience proprement dite n’est-elle qu’une fleur tardive et éphémère. Et il y aurait une imprudence singulière à laisser reposer en elle la réalité de l’univers. Je sais bien qu’on peut considérer avec Leibniz que tout, en un sens profond, est force, vie, perception, âme. Mais Leibniz n’admettait point, pour cela, que la monade qui entre dans la molécule du rocher a une vision de la lumière comme notre âme. Le monde obscur des forces, comme je le disais à propos du son, est à la fois très parent de nous et très différent de nous. Je m’explique par là le sentiment étrange que m’inspire le monde visible. Je me pénètre peu à peu de sa vie, de sa forme, de ses couleurs, de ses voix, et je laisse en quelque sorte ses influences entrer doucement en moi. Peu à peu, il me semble que la vie de toutes choses s’agite pour échapper au vague et pour se préciser. Il ne suffit plus au chêne de m’envoyer le bruissement vigoureux de ses rameaux et de ses feuilles. Il ne suffit plus à l’herbe flottante des fossés de caresser mes yeux de ses souples ondulations. Le chêne appelle mon âme ; il voudrait que ma pensée s’enfermât en lui et donnât une netteté plus grande à sa vie diffuse ; et la prairie, qui murmure tout bas au vent du soir, voudrait que mon rêve vînt se mêler au sien pour lui donner je ne sais quelle forme ailée et subtile qui lui permît d’aller plus haut. Les choses semblent souffrir de leur incertitude et envier à la conscience humaine la forme saisissable de ses songes les plus fugitifs. Mais si l’âme se rend à leur appel ; si elle