Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/391

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on connaît la vie ; c’est en pensant qu’on connaît la pensée ; c’est en déployant la conscience qu’on la mesure. Aussi, revenus dans notre moi, aurons-nous le double souci de définir, avec le plus de rigueur possible, ce que c’est que le moi, et de ne pas oublier, en le définissant, qu’il aspirait sans cesse à l’immensité de l’être, et qu’il était ému, au contact de l’infini, d’une émotion fraternelle.

C’est une chose étrange, comme les philosophes qui ramènent le plus audacieusement l’univers entier au moi ont négligé de dire exactement ce qu’ils entendaient par le moi. Tout récemment encore, dans une thèse qui a été remarquée et qui devait l’être, M. Georges Lyon poussait jusqu’à ses dernières limites l’idéalisme subjectif. Selon lui, non seulement les formes de toute expérience, l’espace et le temps, n’étaient que des formes de notre moi ; non seulement les catégories de notre entendement, les catégories de substance et de cause émanaient de notre conscience et étaient appliquées d’autorité par nous aux choses ; non seulement nous étions, selon les paroles de Kant, les législateurs de la nature, mais encore le détail même des faits était créé par nous et sortait, à notre insu même, de notre moi. Quand une fois on avait accordé que l’espace, le temps, la causalité, la substance étaient des formes de notre activité interne, des fonctions de notre moi, la part du monde se réduisait à je ne sais quelle matière indéterminée et informe qui ne prenait sens, vie, réalité qu’en entrant dans les formes et sous les règles du moi. On ne pouvait pas même dire d’elle qu’elle fût gouvernée par le hasard, car le hasard est l’antithèse de la raison, et il ne se comprend pas sans elle. Ainsi le monde, séparé du moi, n’était plus qu’une