Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/392

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abstraction inintelligible, misérable et morte. Mieux valait donc dire hardiment que le monde tout entier, dans sa matière aussi bien que dans sa forme, dans sa substance aussi bien que dans ses lois, dans ses événements aussi bien que dans les règles ou les principes qui dirigeaient ces événements, était l’œuvre exclusive du moi. À vrai dire, nous ne savions pas comment le détail même et la matière des choses sortaient de nous. Mais puisque les lois du monde, comme la causalité, les formes du monde, comme l’espace, n’étaient que des créations du moi ; puisque la matière même du monde, n’étant qu’une collection de sensations, était encore un fantôme du moi, il suffisait qu’une première impulsion, une première chiquenaude, inconnue de nous, eût été donnée à tout cet ensemble, pour que tout ensuite se déroulât sous l’action claire et consciente du moi. Donnez au moi une première vision de l’univers, dans laquelle les images créées par lui seront distribuées selon un ordre dont il ne saura point d’où il procède. Le moi n’aura qu’à appliquer à cette première vision la forme du temps et le principe de la causalité pour qu’elle se développe et se transforme comme un univers réel. À chaque transformation nouvelle exigée par les vicissitudes du temps et les lois de la causalité, il créera, de son inépuisable fonds, des images nouvelles. Ainsi, le cadre créé par lui sera rempli par lui. Pourquoi, dès lors, ne pas admettre que la première vision aussi est son œuvre inconsciente ? Pour que tout le système de l’univers subjectif fonctionne à jamais, il suffit d’une première chiquenaude. Or, qui nous assure que ce n’est pas le moi lui-même qui l’a donnée ? Il y a, dans l’âme, des profondeurs d’inconscience inexplorées. Qui sait si ce n’est pas des profon-