Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/393

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deurs obscures du moi que sort la matière même du monde sensible, que le moi conscient et pensant ordonne ensuite selon ses formes ? Soit ; mais qui ne voit que le moi est pris ici en une multitude d’acceptions différentes ? Le moi de nos petites préoccupations et de nos petites vanités, le moi qui se frise la moustache et se regarde au miroir, le moi dépendant de l’organisme, le moi qui voit jaunes les objets rouges, parce que l’œil est infecté de jaunisse, le moi qui calcule, raisonne, associe des idées en se soumettant aux principes constitutifs de la raison ; le moi qui se confond avec ces principes mêmes, le moi sublime qui crée ces principes et qui, en les créant, y soumet la nature et en devient le législateur ; le moi inconnu, prodigieux, ignoré de lui-même, qui crée la matière même de l’univers ; le moi chétif, le moi d’un jour qui se sent perdu dans l’immensité de la durée et de l’espace, le moi infini et éternel qui est supérieur au temps et à l’espace, puisqu’il les produit, — c’est toujours, pour nos philosophes, le moi ; c’est toujours le même moi. On prend l’homme et on l’appelle moi ; on prend l’univers et on l’appelle moi ; on prend Dieu et on l’appelle moi, et finalement, tout est moi, tout est le moi, sans qu’il en coûte davantage. Sérieusement, que veut-on dire ? Veut-on dire que le principe supérieur de la réalité n’est pas une force brute, qu’il est unité, raison, pensée, conscience, et que le meilleur symbole que nous en puissions trouver, c’est cette puissance d’unité et de pensée qui est en nous et que nous appelons le moi ? Mais c’est simplement affirmer Dieu. Veut-on dire que le principe générateur et organisateur de la réalité n’est autre que le moi que nous trouvons en nous ? Mais il ne s’agit pas évidemment du moi de nos passions, de nos ima-