Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/430

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contemplation poétique ou par l’ardente affection, elle se mêle dès maintenant aux choses et aux âmes. Ainsi, bien que le moi individuel ait un centre et un point d’attache organiques, il atteste, par sa facilité à s’éloigner de ce centre, à se transporter dans les choses et les consciences et à s’y créer des centres momentanés, que la conscience est en soi, dans son essence, indépendante de tout organisme spécial, qu’elle est une puissance à la fois idéale et réelle d’unité, que si elle se détermine en des organismes particuliers et des consciences particulières, elle ne s’y enchaîne pas, que même dans ces limites étroites, elle fait sentir la liberté infinie de la vie divine, dont elle est inséparable ; et qu’elle travaille toujours à élargir les consciences particulières, pour les rapprocher de plus en plus de l’infinité de Dieu.

Le moi individuel peut disparaître de la conscience, sans que la conscience soit abolie. Il arrive parfois qu’en se réveillant on ne sait plus au juste ni où l’on est, ni qui on est ; on n’en est pas moins capable de perception, de raisonnement, de conscience. Jean Jacques raconte, dans une de ses plus délicieuses Rêveries, qu’ayant été à Ménilmontant renversé par un chien, il tomba sur la tête et perdit connaissance. Quand il se réveilla, il ne se rappelait plus du tout ce qui lui était arrivé ni qui il était ; mais il vit la verdure, le ciel et il eut un sentiment de l’existence léger et exquis. L’enfant qui vient de naître ne trouve rien dans sa mémoire qui lui permette de caractériser son individualité ; il n’est pas telle conscience, il est une conscience. Et ce n’est pas seulement dans l’état de débilité intellectuelle que le moi individuel s’efface. Le plus souvent, quand notre vie intérieure s’exalte, nous nous oublions nous--