Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/51

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Mais que serait donc cette réalité plus réelle, sinon un ordre inconnu de nous, où il y aurait plus de proportion entre nos désirs intimes et les conditions extérieures de notre activité ? où il y aurait, en un mot, plus de logique apparente, d’ordre et de raison ? c’est-à-dire qu’au moment même où notre cœur dénonce la vie comme un rêve, l’idée qu’il se fait de la réalité est prise de la vie elle-même. C’est parce que nous avons constaté dans la vie que la réalité se ramenait à la liaison, à l’ordre, que nous concevons une réalité plus haute par une liaison plus harmonieuse et un ordre plus parfait. Mais c’est bien toujours l’ordre, la liaison, la raison qui restent pour nous, jusque dans les élans les plus aventureux de notre âme, le type même de la réalité. Dès lors, il est enfantin d’assimiler métaphysiquement la veille à un rêve lié, puisque la liaison est, en un sens, la réalité elle-même.

Seulement, dans le rêve, le cerveau témoigne d’une étrange spontanéité : il transforme et déforme tous les éléments de notre expérience ; il associe et dissocie d’une façon tout à fait imprévue, et parfois on dirait qu’il crée un monde nouveau ayant ses habitudes propres, ses lois et ses conditions particulières de fixité. Il est bien vrai qu’il ne crée aucune sensation absolument nouvelle. L’aveugle de naissance ne voit pas en rêve les couleurs que ses yeux n’ont jamais vues. De plus, le rêve ne crée pas les formes de l’espace et du temps. Quand je vois en rêve une prairie illimitée, la prairie est une fiction de mon cerveau ; mais l’espace où cette prairie se déroule existe, du moins à titre de possibilité, dans l’espace réel qu’à l’état de veille nous percevons. Cependant on peut dire, en un sens, qu’il y a dans le rêve création d’espace. Car l’espace est insé-