Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/52

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parable des sensations qui l’emplissent et le déterminent ; et je ne pourrais déployer nulle part, dans l’espace réel, la prairie de mon rêve, sans déloger les sensations qui occupent la partie d’espace réel que mon rêve vient usurper. Mais ces sensations, ces éléments de réalité ainsi refoulés devraient trouver place ailleurs. Ainsi mon cerveau, en jetant dans le monde un supplément fictif de représentation, est obligé d’y jeter en même temps un supplément d’espace. Il y a donc dans le rêve, à certains égards, création d’espace en même temps que de sensations. De même, s’il n’y a pas dans le rêve création de durée, il y a du moins pour nous création d’une nouvelle mesure de la durée. Car des événements, accomplis dans l’espace d’une seconde, prennent pour nous, quand nous rêvons, des proportions démesurées. Dès lors, voyant le cerveau aussi actif et aussi créateur dans l’état de rêve, on peut se demander s’il n’a pas aussi, dans l’état de veille, une puissance autonome prodigieuse faussant la réalité.

Mais, en fait, le cerveau n’invente rien : il est plongé dans un milieu cosmique animé de mouvements précis, et il est infiniment probable que ces mouvements se propagent avec leur forme propre et leur rythme propre dans la matière cérébrale. Selon la grande hypothèse de l’évolution, le cerveau, c’est-à-dire l’organe spécial de la conscience, ne s’est formé que progressivement. Les différents organes des sens même ne se sont différenciés et précisés que sous l’action des divers mouvements cosmiques. L’être vivant est à l’origine de la vie comme une gelée homogène, et c’est l’action spécifique des ondes sonores et des vibrations lumineuses qui a déterminé peu à peu, dans des organismes de plus en plus compliqués, le sens de l’ouïe et de la vue ; c’est-à-dire