Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’infini du mystère. Un puits tout noir n’est que romantique ; au contraire, la verte fontaine reste mystérieuse, même si on en peut entrevoir le fond, parce que sa transparence révèle l’amitié de l’être pour l’être et que l’évanouissement progressif de la lumière dans l’ombre infiniment nuancée marque les relations infiniment diverses de l’être à un même foyer divin. Il n’y a pas dans le monde, comme en une exposition universelle, une section de la science et une section du mystère. Tout y est à la fois mesure, sensation, mystère. L’abîme illuminé reste l’abîme, la rayon qui le mesure ne le raccourcit pas. Dieu, intelligible et mystérieux, répand partout, avec le mouvement où retentit son acte, l’infini mystère avec l’infinie clarté, et voilà pourquoi toute réalité peut s’exprimer en mouvement, et tout mouvement en sensation sans que l’intime mystère du monde soit compromis.

Voilà pourquoi aussi le Dante et Hugo sont des poètes complets et religieux ; c’est qu’ils ont eu tout à la fois le frisson du mystère et l’éblouissement de la clarté. Dans Hugo la matière et l’esprit, le corps et l’âme, la sensation et la pensée, le monde et Dieu sont unis comme la concavité et la convexité d’un miroir. Toute âme s’exprime par des formes et des clartés, et réciproquement toute forme est un aspect, tout aspect est un visage et tout visage est une âme. Il y a derrière le sensible un fond de mystère divin, et brusquement cet arrière-fond d’esprit apparaît au premier plan sensible et s’y épanouit en une multitude merveilleuse d’images et de couleurs ; brusquement aussi ce premier plan sensible recule dans le lointain du rêve et dans la profondeur de l’esprit. Le monde est doublement mystérieux : il n’est pas une perspective infinie, mais fixée ; il est