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HISTOIRE SOCIALISTE

accroissements de salaire accordés par le consulat sont révoqués, le maître-ouvrier Denis Mounet est arrêté comme instigateur et organisateur du mouvement. On l’accuse d’avoir rédigé les mémoires et les manifestes et d’avoir prêché la grève. On l’accuse d’avoir écrit « que si la voie de la représentation ne suffisait pas pour obtenir un tarif, il fallait d’un esprit ferme et d’un accord sincère, chacun à part soi, faire monter le prix des façons. » Il est détenu plusieurs mois et sauvé par un arrêt d’amnistie qui intervient en septembre.

Je ne crois pas qu’aucune autre ville de France au xviiie siècle offre une agitation sociale aussi véhémente. Il fallait évidemment pour ces premiers mouvements ouvriers, la vaste agglomération lyonnaise. À vrai dire, le mouvement n’était pas purement prolétaire. Les révoltés étaient de tout petits fabricants, travaillant, il est vrai, pour le compte de la grande fabrique et terriblement exploités par elle, mais possédant leur métier et ayant encore au-dessous d’eux les compagnons et les apprentis. C’est ce qu’on peut appeler, d’un terme singulier, mais exact, un prolétariat de fabricants. Et sans doute, ce qui explique cette combativité particulière des travailleurs lyonnais, c’est probablement que tout en étant des prolétaires par la misère, par la dépendance et la précarité de la vie, ils ont en même temps la fierté d’être, eux aussi, « des maîtres ». Ils possédaient leur petit outillage ; ils travaillaient à domicile, mais ils étaient facilement en communication avec tous les autres maîtres-ouvriers. Il y avait donc en eux tout ensemble la passion concentrée de la production solitaire et la force de l’agglomération.

Aussi la classe des maîtres-ouvriers lyonnais est, par l’esprit de résistance et d’organisation ou même par la netteté de certaines formules sociales en avance sur la classe ouvrière du xviiie siècle, et ce serait se méprendre que de croire que la bourgeoisie de l’époque révolutionnaire portait partout, comme à Lyon, le fardeau de la question ouvrière. Au reste, à Lyon même, ces maîtres-ouvriers, si souvent en révolte contre la grande fabrique, se sentent pourtant en quelque mesure solidaires d’elle. Ils veulent lui arracher des concessions, mais ils ne voudraient pas toucher à une puissance de rayonnement industriel dont, en un sens, ils profitent eux-mêmes.

Ils ne portent pas dans leur esprit un type nouveau d’organisation sociale qui leur permette de concilier leur intérêt propre avec la grande activité industrielle. D’ailleurs, ils s’offenseraient et s’effrayeraient sans doute si l’ébranlement révolutionnaire s’étendait aux compagnons et aux apprentis qu’ils ont sous leur discipline. Ainsi, par bien des côtés, ces révoltés sont des conservateurs, quand ils ne sont pas des réactionnaires en regrettant l’ancien régime de petite production et de vente directe qui est inconciliable avec la grande exportation sur le marché du monde.

En tout cas, s’ils sont un élément souffrant et souvent réfractaire du système lyonnais, ils ne forment pas une classe capable de s’opposer à la bour-