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HISTOIRE SOCIALISTE

ment où arrive ce troisième période de la société, la distribution des terres se fera en raison des rangs, du pouvoir et de la quantité de troupeaux dont chacun jouit ; que ferait le pauvre et le faible d’un vaste champ qu’il ne pourrait défricher ? Il se réduira de lui-même au nécessaire, tandis qu’un chef occupera toute l’étendue qu’il peut couvrir par ses troupeaux et cultiver par ses serviteurs et ses esclaves, car c’est une circonstance humiliante de l’histoire des sociétés que la propriété des hommes a presque toujours précédé celle des terres, comme l’usage de la guerre, qui fait les esclaves, a précédé le degré de population qui fait un besoin de la culture et du travail.

« Si la possession de la terre est le fruit de la conquête, l’inégalité de la distribution sera plus grande encore, suivant les usages qui règnent à cette époque. La conquête presque toujours dépouille les vaincus de la plus grande partie de leurs biens et souvent les réduit à l’esclavage ; parmi les vainqueurs, elle n’enrichit guère que les chefs, à peine le soldat trouve-t-il dans son lot à nourrir, pendant quelque temps, son orgueilleuse oisiveté.

« Ainsi, dès le premier moment où un peuple cultive la terre, il la possède ordinairement par portions très inégales. Mais quand il existerait d’abord quelque égalité, pour peu que par la marche nécessaire des choses elle s’altérât, l’inégalité des portions deviendrait bientôt excessive. C’est un principe certain que là où il n’existe pas d’autre revenu que celui des terres, les grandes propriétés doivent peu à peu engloutir les petites ; comme là où il existe un revenu de commerce et d’industrie, le travail des pauvres parvient peu à peu à attirer à lui une portion des terres des riches.

« S’il n’existe d’autre produit que celui des terres, celui qui n’en possède qu’une petite portion sera souvent réduit ou par sa négligence ou par l’incertitude des saisons à manquer du nécessaire ; alors il emprunte du riche, qui, lui prêtant chaque année une portion de son épargne, parvient bientôt à s’approprier son champ. Plus il l’a appauvri, plus il le tient sous sa dépendance ; il lui présente alors, comme une faveur, la proposition de le nourrir en lui faisant cultiver ses propres terres et de l’admettre parmi ses serviteurs ; si même la loi l’y autorise, il achètera jusqu’à sa liberté.

« Le cultivateur sacrifie ainsi toute l’indépendance que la nature lui a donnée ; le sol l’enchaîne parce qu’il le fait vivre.

« Pauvre, disséminé dans les campagnes, assujetti par ses besoins, il l’est encore par la nature de ses travaux qui le sépare, de ses semblables et l’isole. C’est le rassemblement des hommes dans les villes qui donne aux faibles le moyen de résister par le nombre à l’influence du puissant et c’est le progrès des arts qui rend ces rassemblements nombreux et constants.

« Enfin dans cet âge de la Société, le pauvre n’est pas moins asservi par son ignorance ; il a perdu cette sagacité naturelle, cette hardiesse d’imagination qui caractérisent l’homme errant dans les bois, ces usages et ces maximes de sagesse qui sont le fruit de la vie contemplative des peuples pasteurs. Il