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HISTOIRE SOCIALISTE

avaient le droit de vote négligèrent de voter : le suffrage universel aurait donné environ 120.000 électeurs. Le règlement en écartait les deux tiers, et sur les 40.000 ayants droit, 11.000 seulement, un quart, prirent part au vote.

Il n’est pas étrange que ceux qui étaient exclus n’aient pas formé un mouvement très vif. Il faut cependant noter, comme un symptôme grave de l’insuffisante préparation de la classe ouvrière, la passivité avec laquelle elle subit un règlement électoral qui la frappait d’impuissance. Évidemment, elle eût protesté un peu plus, si elle n’avait considéré que les électeurs bourgeois feraient en somme à peu près la même œuvre.

J’ai entendu citer parfois, comme une manifestation prolétarienne la protestation formulée en mai au nom « des 180.000 ouvriers et artisans. » Quand on la lit de près, on s’aperçoit que c’est, très exactement, une protestation bourgeoise, ou mieux, une protestation patronale.

Les élus de la ville de Paris étaient des légistes, des savants, des médecins : les industriels évincés se plaignirent, et ils prétendirent que les ouvriers et artisans n’étaient point représentés, puisque leurs représentants naturels, les chefs d’industrie, n’étaient point députés aux États-Généraux.

Bien loin que ce document, souvent invoqué à la légère comme un acte prolétarien, révèle un sentiment de classe chez les ouvriers, il atteste au contraire le sans-façon avec lequel la bourgeoisie absorbait l’intérêt ouvrier dans son intérêt propre, et se considérait comme la tutrice d’un prolétariat mineur.

S’il y avait eu à Paris, à la veille de la convocation des États-Généraux, une opinion publique ouvrière, elle aurait agi sur les électeurs parisiens. Quoique absents des assemblées électorales, les prolétaires y auraient fait parvenir leurs revendications. Or, il n’y a rien dans les cahiers du Tiers-État de Paris qui rappelle l’existence d’un prolétariat. C’est à peine si un article demande « que les journaliers et les pères de dix enfants soient exempts de l’impôt direct ».

Mais bien loin que cette mesure ait un caractère social, bien loin qu’elle soit destinée à développer la classe ouvrière, elle a pour effet de l’exclure définitivement du droit électoral, même si le cens était extrêmement abaissé. C’est une sorte d’aumône publique à la classe indigente et subalterne.

Au demeurant, pas un mot dans les cahiers sur l’extension du droit de vote aux pauvres, aux ouvriers, aux manouvriers, et même sur la suppression de l’octroi il n’y a rien. Évidemment l’heure du prolétariat n’a pas encore sonné aux clochers du Paris révolutionnaire.

S’il y avait eu dans la conscience populaire le moindre commencement de socialisme, il se serait marqué dans la conception des ateliers publics. C’était une idée très répandue sous l’ancien régime, c’est une idée très répandue aussi dans les cahiers des États-Généraux que pour épargner aux campagnes surtout, la charge et le danger de la mendicité et du vagabon-