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HISTOIRE SOCIALISTE

dû au moins se réunir pour se défendre, pour adopter une tactique en vue des événements révolutionnaires. La bourgeoisie industrielle et parlementaire avait, souvent, au cours des siècles, traqué les compagnons.

Nous avons vu les persécutions dirigées contre eux à Saint-Étienne et dans la région lyonnaise. Et des coups récents auraient dû les mettre en garde. En 1765, le Parlement de Bretagne avait rendu contre les compagnons de Nantes une ordonnance sévère. En 1778, à la date du 12 novembre, le Parlement de Paris avait fait défense aux artisans, compagnons et gens de métier de s’assembler.

Il avait fait défense également aux taverniers, limonadiers de recevoir plus de quatre garçons à la fois. Défense aussi de favoriser « les pratiques des prétendus devoirs des compagnons ». C’était la persécution du compagnonnage.

Et les compagnons devaient se demander, sans doute, ce que leur réservait l’ordre nouveau. Ils ne devaient pas ignorer que dès lors en bien des régions industrielles la bourgeoisie révolutionnaire prenait contre eux l’offensive. Je relève, par exemple, dans les cahiers du Tiers État de Montpellier qui traduit évidemment sur ce point la pensée de tous les usiniers du Languedoc, une demande formelle d’interdiction des Gavots et des Dévorants, des deux grandes sections du Compagnonnage. Ils demandent en outre que les ouvriers, cherchant du travail, ne puissent s’adresser qu’aux corporations de maîtres.

Mais quel contraste entre la classe bourgeoise et les ouvriers ! A Paris même, les corporations bourgeoises, les corporations des maîtres artisans et des marchands, quelque suranné que soit leur privilège, luttent énergiquement pour le défendre. Les Six-Corps multiplient les pétitions pour obtenir une représentation directe aux États-Généraux.

Ainsi, même dans la partie caduque et condamnée de son organisation économique, la bourgeoisie parisienne affirme sa vitalité. Au contraire dans aucun document de l’époque je ne trouve la moindre action commune et saisissable des Compagnons. Si les ouvriers avaient eu dès lors comme un premier éveil de la conscience de classe, ils auraient cherché, devant le redoutable inconnu des événements, à se grouper, à apaiser les vieux antagonismes meurtriers de compagnonnage à compagnonnage. C’étaient leurs luttes insensées et sanglantes, c’étaient leurs rivalités souvent féroces qui les livraient à la fois à la toute-puissance des maîtres « du patronat » et aux coups des juges.

Les maîtres pour tenir en tutelle les compagnons de la Liberté n’avaient qu’à les menacer d’embaucher à leur place les compagnons du Devoir et réciproquement. Et c’étaient les batailles des compagnons bretons et parisiens qui avaient donné au Parlement de Bretagne et au Parlement de Paris prétexte à intervenir.