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Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/153

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HISTOIRE SOCIALISTE

Tout récemment encore, en 1788, les compagnons forgerons et taillandiers avaient ensanglanté de leur querelle les rues de Nantes, juste à l’heure où la bourgeoisie bretonne, d’un bout à l’autre de la province, se coalisait, se soulevait d’un magnifique élan unanime contre la puissance des nobles.

C’est seulement en 1845 qu’Agricol Perdiguier s’appliquera à réconcilier les compagnonnages ennemis, et sa tentative fit presque scandale chez les compagnons. Rien d’analogue ne fut essayé en 1789, et les seuls groupements qui auraient pu coordonner l’action ouvrière étaient eux-mêmes à l’état de discorde et de conflit.

Aussi bien, au-dessus de ses corporations, la classe bourgeoise avait bien des centres de ralliement. Elle était d’abord unie par la conscience commune de ses grands intérêts économiques, et ses Bourses du commerce, ses hommes de loi lui servaient de lien.

L’exemple de Guillotin déposant chez les notaires de Paris une pétition en faveur du Tiers-État parisien et invitant les citoyens à aller la signer, est caractéristique : c’est évidemment la bourgeoisie seule qui avait aisément accès chez les notaires.

Ainsi nous ne trouvons dans la classe ouvrière parvenue à la veille de la Révolution, ni une conscience de classe distincte, ni même un rudiment d’organisation. Est-ce à dire que les ouvriers de Paris ne sont pas dès lors une force considérable ? Ils sont, en effet, une grande force, mais seulement dans le sens de la Révolution bourgeoise, mêlés à elle, confondus en elle et lui donnant par leur impétuosité toute sa logique et tout son élan. Je ne parle pas des « prolétaires en haillons », des vagabonds et des mendiants.

À voir les chiffres artificiellement rapprochés par Taine, on dirait qu’ils ont submergé la capitale et que seuls ils en disposent.

La vérité est, comme nous le verrons qu’on ne retrouve leur action dans aucune des journées révolutionnaires ; et que cette flottante écume de misère n’a été pour rien dans la tempête.

Mais depuis un quart de siècle l’esprit d’indépendance et de réflexion faisait de grands progrès parmi les ouvriers de Paris. Mercier constate leur esprit frondeur. Évidemment, ils lisaient ; ils écoutaient : et les doctrines nouvelles sur les droits de l’homme et du citoyen suscitaient leurs espérances.

Ils n’avaient pas encore la hardiesse et la force d’en déduire des conclusions nettes pour la classe ouvrière : mais ils avaient bien le pressentiment que dans cet universel mouvement et ébranlement des choses, toutes les hiérarchies, y compris la hiérarchie industrielle, seraient, sans doute, moins pesantes ; la croissance du mouvement économique donnait d’ailleurs de la hardiesse aux ouvriers ; ils se sentaient tous les jours plus nécessaires. Le Parlement avait interdit récemment aux maîtres cordonniers de se débaucher réciproquement leurs ouvriers : c’est l’indice d’une situation favorable de la