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HISTOIRE SOCIALISTE

terrible que lui tendait la Cour. La noblesse était donc à la fois réactionnaire par son but et révolutionnaire par quelques-uns de ses moyens. Elle voulait faire rétrograder la France au régime féodal, mais elle avait besoin pour cela du mouvement de la Révolution.

De là une contradiction paralysante qui la livra bientôt à la force du Tiers-État logique et uni, qui était, lui, révolutionnaire à la fois dans ses moyens et dans son but. Le mouvement de la noblesse était comme un remous tourbillonnant qui semblait participer à l’impétuosité du fleuve ; mais il n’allait point dans le même sens et il ne pouvait arrêter le vaste courant.

J’ajoute qu’on n’aurait point tout le secret de la conscience des nobles à cette époque, si l’on oubliait de quel besoin d’activité, de quel ardent ennui ils étaient tourmentés ; ils avaient perdu la direction effective de la société ; et un petit nombre d’entre eux trouvaient une compensation éclatante dans le service de la Cour. Combien en toutes ces âmes restées véhémentes le murmure du grand événement prochain devait éveiller d’impatiences.

Talleyrand a écrit, en parlant de la noblesse de province vers le milieu du dix-huitième siècle : « Les mœurs de la noblesse du Périgord ressemblaient à ses vieux châteaux ; elles avaient quelque chose de grand et de stable ; la lumière pénétrait peu, mais elle arrivait douce ; on s’avançait avec une utile lenteur vers une civilisation plus éclairée… La Révolution même n’est pas parvenue à désenchanter les anciennes demeures où avait résidé la souveraineté.

« Elles sont restées comme ces vieux temples déserts dont les fidèles se sont retirés, mais dont la tradition soutenait encore la vénération. »

Image mélancolique et charmante : mais cette lumière du siècle n’entrait pas toujours lente et calme dans ces graves demeures un peu tristes. Elle éveillait en plus d’un jeune cœur des besoins d’action, des rêves ardents. À la sérénité apaisée et un peu solennelle de ces châteaux du Périgord, répond, des côtes de Bretagne, le grondement intérieur du château de Combourg, le silence plein d’orage de l’âme de Chateaubriand. Un des héros les plus aventureux de la Chouannerie, Tuffin de la Rouerie, avait été en Amérique pour tromper son activité. Lafayette, presque adolescent, avait tout quitté pour chercher au loin l’aventure, la liberté, l’action, la gloire, et dans la lettre qu’il écrivait à sa jeune femme, de la cabine de son navire, il traduisait la vaste mélancolie de la mer : « Nous nous attristons l’un l’autre. »

Beaucoup de nobles cherchaient dans l’occultisme et dans la magie une diversion à leur ennui. Comment n’auraient-ils pas été comme fascinés par cette magie révolutionnaire qui allait transforme les éléments et les hommes ? « Levez-vous, orages désirés, » même si vous devez nous emporter au loin, comme la feuille arrachée de l’arbre. Au moins notre âme inquiète aura palpité et frémi dans les vents de la tempête. Faudra-t-il donc laisser aux pau-