Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/189

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
179
HISTOIRE SOCIALISTE

vres rêveurs comme Jean-Jacques, aux artisans exaltés, aux plébéiens fiévreux, dont le cœur passionne la nature même, l’ivresse des émotions sublimes ; et les privilégiés seront-ils des déshérités ? Ainsi la noblesse française allait vers son destin.

Le vent d’émigration, d’exil et de mort emportera sans effort ces feuilles tourbillonnantes et inquiètes dont la chaude couleur d’automne est un suprême et inutile appel à la vie.

Il n’y avait donc dans aucun des deux ordres privilégiés une force de cohésion qui pût faire équilibre à la puissance organisée et cohérente du Tiers-État révolutionnaire. Mais, malgré tout, les forces d’ancien régime et de contre-révolution étaient immenses, et une question décisive se pose à nous : les bourgeois révolutionnaires, porteurs de cahiers, qui vont s’assembler à Versailles peuvent-ils compter sur le concours passionné des paysans ? la souffrance de ceux-ci est-elle prête à devenir agissante au premier signal donné par les chefs du Tiers-État ? La réponse est dans les cahiers du Tiers-État rural : ils sont d’une vibration extraordinaire, mais on ne les peut comprendre pleinement sans une analyse préalable du régime agricole.

J’ai déjà montré sous quelle surcharge de droits féodaux, de dîmes ecclésiastiques et d’impôts royaux pliaient les paysans. Mais depuis un demi-siècle, depuis vingt-cinq ans surtout, un phénomène nouveau se manifestait dans les campagnes : c’est ce que j’ai appelé, d’après Marx, le capitalisme agricole, l’application du capital à la terre pour la culture scientifique et intensive. Or ce phénomène commençait à avoir sur la condition des paysans de sourdes répercussions.

Qu’il y ait eu de 1760 à 1789 un grand progrès agricole, un vaste renouvellement des méthodes, des bâtiments, de l’outillage, on ne peut le contester. M. Kareiew, dans son livre sur les Paysans et la Question paysanne et en France, où quelques documents intéressants sont perdus dans beaucoup d’affirmations inexactes ou vagues, insiste sur la détresse et sur la décadence de l’agriculture dans la période qui précède la Révolution. Je ne comprends pas comment on peut justifier cette allégation.

Je sais bien qu’Arthur Young signale, en plusieurs parties de son voyage en France, l’insuffisance de la culture ; et il est certain que l’agriculture française était très inférieure à l’agriculture anglaise. Mais Arthur Young n’a pu comparer l’état de la France agricole en 1789 à l’état de la France agricole en 1760.

Or, quelques témoignages décisifs et quelques grands faits économiques démontrent qu’il y a eu en ces vingt-cinq ans une grande poussée dans le sens de la culture intensive. D’abord, une partie considérable des terres était passée à la bourgeoisie enrichie par le commerce et l’industrie. Non seulement le fait est constant par les témoignages déjà cités de Bouillé, de Barnave. Mais l’abbé Fauchet, avec une vue très pénétrante, note ce transfert d’une