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HISTOIRE SOCIALISTE

Et nous ne dédaignerons pas non plus, malgré notre interprétation économique des grands phénomènes humains, la valeur morale de l’histoire. Certes, nous savons que les beaux mots de liberté et d’humanité ont trop souvent couvert, depuis un siècle, un régime d’exploitation et d’oppression. La Révolution française a proclamé les Droits de l’homme ; mais les classes possédantes ont compris sous ce mot les droits de la bourgeoisie et du capital.

Elles ont proclamé que les hommes étaient libres quand les possédants n’avaient sur les non-possédants d’autre moyen de domination que la propriété elle-même, mais la propriété c’est la force souveraine, qui dispose de toutes les autres. Le fond de la société bourgeoise est donc un monstrueux égoïsme de classe compliqué d’hypocrisie. Mais il y a eu des heures où la Révolution naissante confondait avec l’intérêt de la bourgeoisie révolutionnaire l’intérêt de l’humanité, et un enthousiasme humain vraiment admirable a plus d’une fois empli les cœurs. De même dans les innombrables conflits déchaînés par l’anarchie bourgeoise, dans les luttes des partis et des classes, ont abondé les exemples de fierté, de vaillance et de courage. Nous saluerons toujours avec un égal respect, les héros de la volonté, et nous élevant au-dessus des mêlées sanglantes, nous glorifierons à la fois les républicains bourgeois proscrits en 1851 par le coup d’État triomphant et les admirables combattants prolétariens tombés en juin 1848.

Mais qui nous en voudra d’être surtout attentifs aux vertus militantes de ce prolétariat accablé qui depuis un siècle a si souvent donné sa vie pour un idéal encore obscur ? Ce n’est pas seulement par la force des choses que s’accomplira la Révolution Sociale ; c’est par la force des hommes, par l’énergie des consciences et des volontés. L’histoire ne dispensera jamais les hommes de la vaillance et de la noblesse individuelles. Et le niveau moral de la société communiste de demain sera marqué par la hauteur morale des consciences individuelles, dans la classe militante d’aujourd’hui. Proposer en exemple tous les combattants héroïques, qui depuis un siècle ont eu la passion de l’idée et le sublime mépris de la mort, c’est donc faire œuvre révolutionnaire. Nous ne sourions pas des hommes de la Révolution qui lisaient les Vies de Plutarque ; à coup sûr les beaux élans d’énergie intérieure qu’ils suscitaient ainsi en eux changeaient peu de chose à la marche des événements. Mais du moins, ils restaient debout dans la tempête, ils ne montraient pas, sous l’éclair des grands orages, des figures décomposées par la peur. Et si la passion de la gloire animait en eux la passion de la liberté, ou le courage du combat, nul n’osera leur en faire grief.

Ainsi nous essaierons dans cette histoire socialiste qui va de la Révolution bourgeoise à la période préparatoire de la Révolution prolétarienne, de ne rien retrancher de ce qui fait la vie humaine. Nous tâcherons de comprendre et de traduire l’évolution économique fondamentale qui gouverne les sociétés, l’ardente aspiration de l’esprit vers la vérité totale, et la noble exaltation de liv. 2. ― histoire socialiste.