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HISTOIRE SOCIALISTE

je puis dire, le milieu immédiat de l’esprit, et bien que Kepler et Galilée aient appuyé leurs observations et leurs travaux d’astronomes aux fondements de l’État moderne, ils ne relevaient plus, après leurs observations ou leurs calculs, que d’eux-mêmes et de l’univers. Le monde social où ils avaient pris leur point d’appui et leur élan s’ouvrait, et leur pensée ne connaissait plus d’autres lois que les lois mêmes de l’immensité sidérale.

Il nous plaira, à travers l’évolution à demi mécanique des formes économiques et sociales, de faire sentir toujours cette haute dignité de l’esprit libre, affranchi de l’humanité elle-même par l’éternel univers. Les plus intransigeants des théoriciens marxistes ne sauraient nous le reprocher. Marx, en une page admirable, a déclaré que jusqu’ici les sociétés humaines n’avaient été gouvernées que par la fatalité, par l’aveugle mouvement des formes économiques ; les institutions, les idées n’ont pas été l’œuvre consciente de l’homme libre, mais le reflet de l’inconsciente vie sociale dans le cerveau humain. Nous ne sommes encore, selon Marx, que dans la préhistoire. L’histoire humaine ne commencera véritablement que lorsque l’homme, échappant enfin à la tyrannie des forces inconscientes, gouvernera par sa raison et sa volonté la production elle-même. Alors, son esprit ne subira plus le despotisme des formes économiques, créées et dirigées par lui, et c’est d’un regard libre et immédiat qu’il contemplera l’univers. Marx entrevoit donc une période de pleine liberté intellectuelle où la pensée humaine, n’étant plus déformée par les servitudes économiques, ne déformera pas le monde. Mais à coup sûr Marx ne conteste pas que déjà, dans les ténèbres de la période inconsciente, de hauts esprits se soient élevés à la liberté ; par eux l’humanité se prépare et s’annonce. C’est à nous de recueillir ces premières manifestations de la vie de l’esprit : elles nous permettent de pressentir la grande vie ardente et libre de l’humanité communiste qui, affranchie de tout servage, s’appropriera l’univers par la science, l’action et le rêve. C’est comme le premier frisson qui dans la forêt humaine n’émeut encore que quelques feuilles mais qui annonce les grands souffles prochains et les vastes ébranlements.

Aussi notre interprétation de l’histoire sera-t-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet. C’est bien la vie économique qui a été le fond et le ressort de l’histoire humaine, mais à travers la succession des formes sociales, l’homme, force pensante, aspire à la pleine vie de la pensée, à la communion ardente de l’esprit inquiet, avide d’unité, et du mystérieux univers. Le grand mystique d’Alexandrie disait : « Les hautes vagues de la mer ont soulevé ma barque et j’ai pu voir le soleil levant à l’instant même où il sortait des flots. » De même, les vastes flots montants de la Révolution économique soulèveront la barque humaine pour que l’homme, pauvre pêcheur lassé d’un long travail nocturne, salue de plus haut la première pointe d’aurore, la première lueur de l’esprit grandissant qui va se lever sur nous.