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Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/210

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HISTOIRE SOCIALISTE

Bien plus scandaleuse encore que la suppression du droit de vaine pâture a été la confiscation par les seigneurs, dans le dernier tiers du xviiie siècle, d’une grande partie du domaine des communautés. Depuis plusieurs siècles, ce domaine commun était menacé. Déjà dans ses cahiers du xvie siècle le Tiers État se plaint des continuels empiétements des seigneurs, surtout sur les forêts. À mesure que s’accroît le luxe des nobles et que leurs dépenses s’élèvent, ils essaient de s’approprier plus étroitement le domaine des communautés.

Au xviiie siècle, les domaines communs sont menacés à la fois par l’endettement des villes et villages, par les théories des agronomes et par l’avidité des seigneurs. Les villes et les villages, pour payer l’arrérage de leurs emprunts, transforment, si je peux dire, en propriété fiscale ce qui était une propriété de jouissance pour les habitants. Les vignes, les labours, même les prés et les bois sont affermés. Le produit du fermage est bien versé à la caisse commune pour des dépenses de communauté : les habitants n’en perdent pas moins leur ancien droit individuel et direct sur l’herbe qui nourrissait leurs bestiaux, sur le bois qui réchauffait leur pauvre maison. En même temps, les théoriciens de l’économie politique affirment que si les biens des communautés étaient divisés, s’ils étaient surtout répartis entre les habitants les plus aisés capables d’y appliquer des capitaux, le produit en serait beaucoup plus considérable.

Et enfin les seigneurs songent à profiter de tout ce mouvement pour se tailler à peu de frais et même sans frais, en interprétant en un sens nouveau de vieux titres de propriété, de larges domaines individuels dans le domaine commun décomposé. La royauté, en partie sous l’inspiration des économistes, en partie sous l’influence de la noblesse avide et accapareuse, seconde ce travail de dissolution ; et par une série d’édits et d’arrêts, notamment l’édit de 1777, elle confirme aux seigneurs le droit de triage, c’est-à-dire le droit de faire sortir le domaine commun de l’indivision. Le seigneur est censé copropriétaire du domaine avec les habitants : il est autorisé à faire déterminer la part qui représente son droit, et ce sont des juges à sa discrétion, les juges seigneuriaux, qui conduisent l’opération.

Contre ce travail d’absorption et de confiscation le Tiers État rural se défend fort mal. D’abord il est mal secondé par la bourgeoisie des villes qui voit elle aussi, comme les seigneurs, dans la dissolution des biens communaux, un moyen de développer ses propres domaines par des achats avantageux. Et surtout les paysans sont divisés contre eux-mêmes : et l’âpreté de leurs égoïsmes contradictoires les livre à l’ennemi. D’habitude, les plus pauvres, ceux qui n’ont point de terre mais qui ont un peu de bétail, insistent passionnément pour le maintien du bien de communauté sans lequel ils ne peuvent nourrir ni leurs moutons ni leurs vaches. Les paysans propriétaires, surtout les plus aisés, ceux qui ont les terres les plus étendues,