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HISTOIRE SOCIALISTE

duit net des prés et des herbages. Ils estiment le produit total des bois à 225 millions et les frais annuels de plantation, de garde et d’exploitation à 55 millions ; ce qui établit le revenu net des bois à 170 millions.

« Les quatre cinquièmes de ces espèces de biens appartiennent à la noblesse et au clergé. Ce sont donc environ 560 millions de revenu net qui ne sont pas soumis au principal impôt territorial.

« Quant aux terres labourables dont les récoltes, jointes aux produits des basses-cours qui leur sont accessoires, valent environ 1.800 millions qui donnent à peu près 600 millions de revenus, il n’y en a pas plus d’un sixième dont le produit net soit entre les mains des deux ordres supérieurs, tant à titre de propriété foncière que comme dixièmes, champarts ou autres droits seigneuriaux. »

Ainsi, quand depuis vingt années les paysans étaient tous les jours davantage dépouillés du droit de parcours et de vaine pâture, quand ils se voyaient fermer le pré où, depuis des siècles, ils menaient paître leurs moutons, leurs vaches, quand ils ne pouvaient même plus aller cueillir, pour la nourriture de leurs bestiaux, l’herbe spontanée des bois que leur abandonnait la coutume ancienne, c’est à l’égoïsme accru du noble et du moine qu’ils se heurtaient. Ces oisifs, s’ils n’avaient pu prendre au Tiers État la terre labourable, celle que féconde le travail de l’homme, détenaient les vastes prairies, les vastes forêts où il semble que la force de la nature suffit presque seule à créer de la richesse. Et non seulement ils les possédaient, non seulement ils ne payaient pas leur part d’impôt sur les larges revenus que leur fournissaient bois et prés, mais encore pour ces prairies mêmes qui semblent inviter le bétail aux longs et libres parcours, pour ces forêts qui semblent, sur la terre déchiquetée par la propriété individuelle, le suprême asile du communisme primitif, le droit de propriété se faisait tous les jours plus exclusif.

Aux antiques charges des droits féodaux s’ajoutaient, pour le paysan, les prohibitions nouvelles ; et les progrès mêmes de la culture contribuaient à l’accabler. Ah ! que de colères montaient en lui ! colères d’autant plus farouches que le paysan ne pouvait les communiquer avec confiance au Tiers État des villes qui ne s’intéressait guère à ces questions, et qui même avait parfois des intérêts contraires !

Ainsi un sentiment étrange et complexe se formait lentement au cœur du paysan. Il sentait bien que sans la bourgeoisie des villes, riche, entreprenante, hardie, il ne pourrait s’affranchir, et il attendait d’elle l’ébranlement premier, le signal de délivrance. Mais les paysans comprenaient bien aussi qu’une fois le mouvement déchaîné, ce serait à eux à faire leurs affaires : ils ne s’arrêteront pas aux solutions hésitantes des grandes assemblées bourgeoises, et d’innombrables aiguillons paysans pousseront en avant la Révolution incertaine.