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HISTOIRE SOCIALISTE

métayers sont tenus de cultiver sans y rien prendre. En un mot, ils surchargent de façon qu’à la fin du bail leur ruine est presque toujours consommée. C’est une usure répréhensible, puisque le bail à métairie est une espèce de société où chacun des associés devrait avoir la moitié. Les soussignés demandent qu’il soit pris des mesures efficaces pour prévenir cet abus. »

Nous n’avons pas à discuter ici la valeur de ces réclamations contre les grandes fermes et les grandes exploitations. Je note seulement que cette nouvelle méthode intensive et capitaliste, se combinant vers la fin du xviiie siècle, avec les effets persistants du système féodal, achevait d’accabler les habitants des campagnes.

De plus en plus aussi il apparaissait que les vignerons, faute d’un suffisant capital, étaient à la merci des grands marchands et des grands propriétaires. Je lis dans les mémoires de la Société royale d’agriculture :

« Pour tirer quelque avantage du commerce des vins, il faut absolument les garder jusqu’au moment où cette denrée soit marchande. À la vérité, le vigneron ne jouit jamais d’une aisance qui lui permette d’attendre un moment favorable pour la vente de ses vins. Nous pourrions ajouter, en déplorant l’état du vigneron, que pour qu’il fût heureux il faudrait qu’il pût vendre non seulement son vin, mais encore il conviendrait qu’il lui fut possible de conserver une partie de ses revenus dans les années d’abondance, pour subvenir à ses besoins dans les années de disette. »

« Le proverbe qui dit que le vin gagne à vieillir dans les caves, que son prix augmente à raison de son âge, ne peut en général s’appliquer qu’au propriétaire de vins aisé ; rarement les propriétaires cultivateurs, encore moins le vigneron sont dans l’état de le garder. Le vigneron n’a que quelques celliers peu vastes ; il manque souvent de caves, et il en faut d’immenses pour conserver beaucoup de futailles. »

« Lorsqu’il y a abondance de vin, le vigneron se trouve donc obligé de se défaire de son vin aussitôt qu’il l’a recueilli et de le donner à si bas prix qu’il n’est pas payé des journées qu’il a employées à la culture de la vigne. »

Arthur Young signale de même la condition précaire des vignerons et la prédominance des grands propriétaires ou marchands.

« L’idée que la pauvreté est la compagne des vignobles est ici (en Champagne) aussi forte que dans toute autre partie de la France : les petits propriétaires sont toujours dans la misère. La cause en est évidente. Il est ridicule qu’un homme qui n’a qu’un petit capital se livre à une culture aussi incertaine… Pour rendre les vignes avantageuses, on observe communément ici qu’il faut qu’un homme ait un tiers de sa propriété en rentes, un tiers en fermes et l’autre tiers en vignobles. Il est aisé de concevoir que les cultivateurs qui réussissent le mieux dans ce genre de culture doivent toujours être ceux qui ont les plus grands capitaux. C’est ainsi que l’on entend parler des succès des marchands, qui possèdent non seulement un grand nombre d’ar-