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HISTOIRE SOCIALISTE

sur l’assemblée cette connaissance inattendue, je n’aperçus que la froideur et le silence. »

Même après coup, Necker n’a point compris. Il ne se rend même pas compte qu’en exagérant la facilité des choses il servait le parti de la contre-Révolution, et Louis XVI, en l’écoutant d’une attention un peu somnolente et vaguement réjouie, pouvait se dire : après tout, si ces hommes ne sont pas sages, je pourrai, sans dommage, les congédier.

Le système de Necker menait tout droit au Coup d’État de la séance royale du 23 juin : « le grand ministre », à qui son ombre solennelle cachait l’univers, ne s’en est point douté ; l’Assemblée, elle, toute novice qu’elle fût, avait compris, et on emporta, en se séparant, une impression de malaise, de trouble et d’insécurité. Ah ! comme, dès cette première séance, Mirabeau devait frémir d’impatience et d’orgueil devant la médiocrité des gouvernants ! Il se jura sans doute, dès ce jour-là, de les poursuivre sans trêve pour leur arracher à la fois la Révolution, qu’il eût voulu conduire, et la monarchie, qu’il eût voulu sauver !

Dès le lendemain, la grande bataille entre les ordres, au sujet du vote par tête, va commencer. Le clergé, la noblesse, le Tiers État, se réunissent dans les locaux distincts : le Tiers État, à raison de son nombre, siège dans la Salle des Menus, où a eu lieu la veille la réunion générale ; et il a l’air, ainsi, d’être un peu l’Assemblée.

La noblesse prend position d’emblée : sur la demande de Montlosier et malgré l’avis contraire du vicomte de Castellane, du duc de Liancourt et du marquis de Lafayette, elle décide par 188 voix contre 47 de se constituer en ordre séparé et de vérifier à part les pouvoirs de ses membres. Si cette décision de la noblesse est maintenue et si le Tiers-État s’incline, la route est fermée devant la Révolution. Le clergé prend une décision semblable, mais à une majorité bien plus faible, 133 voix contre 114. Les députés du Tiers, assemblés dès neuf heures, attendent en vain jusqu’à deux heures et demie la réunion des deux autres ordres. Ceux-ci ne venant pas, le Tiers-État comprend que dès la première heure, la Révolution est en péril : ou plutôt elle ne peut être sauvée que par la fermeté et l’adresse des Communes.

Que faire ? Deux tactiques différentes sont proposées. Malouet très modéré, très conservateur, propose aux députés du Tiers-État de se constituer au moins provisoirement, et de se donner un règlement. Mais il paraît à Mirabeau que ce serait reconnaître la séparation des ordres : « tant que les pouvoirs n’ont pas été vérifiés en commun, nous ne sommes qu’une agrégation d’individus ». Il n’y a qu’une tactique qui convienne, celle de l’inaction et de l’attente. Le Tiers-État constatera ainsi aux yeux de la nation que les autres ordres en s’isolant ajournent l’exercice de la souveraineté nationale. Le système de l’inaction provisoire est adopté. Mais comment s’y tenir sans énerver le pays et les Communes elles-mêmes ? Malouet persévérant dans sa tactique demande à nouveau que