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HISTOIRE SOCIALISTE

dans l’assaut de la Bastille : habiles à manier la hache, ils étaient comme les sapeurs improvisés, ou comme « les soldats du génie » de la Révolution.

On ne relève pas, dans la liste des combattants, les rentiers, les capitalistes pour lesquels, en partie, la Révolution était faite : ce sont des moyens et petits bourgeois, des basochiens, des artisans et des prolétaires, qui ont porté ce jour-là le coup mortel au despotisme royal. Il n’y eut pas, sous le feu meurtrier de la forteresse, distinction « des citoyens actifs » et « des citoyens passifs ». Ceux même qui ne payaient pas assez d’impositions pour être électeurs, furent admis à combattre et à mourir pour la liberté commune.

Les représailles du peuple, que la Bastille avait foudroyé par trahison, se portèrent sur le gouverneur de Launay, et sur le prévôt des marchands, Flesselles, assurément complice de la Cour, qui avait dupé les combattants en leur promettant des fusils et en ne leur faisant parvenir que des caisses remplies de linge. De Launay, malgré les efforts héroïques de Hullin, fut abattu sur les marches de l’Hôtel-de-Ville, et le prévôt Flesselles eut la tête cassée d’un coup de pistolet, comme on le menait au Palais-Royal pour le juger.

À vrai dire, ces exécutions étaient presque une suite de la bataille, et on ne peut s’étonner de l’explosion de colère de cette foule à peine échappée au danger et que depuis trois jours des hordes de soldats barbares menaçaient.

Deux coupables manquaient au peuple le conseiller d’État Foullon, qui avait été chargé d’approvisionner l’armée du coup d’État, et son gendre, l’intendant Berthier. Le jour même de la prise de la Bastille, une lettre du ministère de la guerre à Berthier avait été interceptée et saisie par le peuple : elle ne laissait aucun doute sur sa complicité avec la Cour. Quelques jours après, Foullon, qui avait fait répandre le bruit de sa mort et même procéder à son enterrement, fut arrêté et décapité : sa tête fut portée au bout d’une pique parmi une foule immense, et son gendre Berthier, conduit derrière ce trophée lugubre, fut bientôt abattu à son tour dans un cruel délire de joie.

Ce n’était pas seulement ce qu’on appelle « la populace » qui savourait ainsi la joie du meurtre ; au témoignage de Gony d’Arsy, parlant à l’Assemblée nationale, un grand nombre de citoyens bien mis et de bourgeois aisés triomphaient dans ce funèbre et sauvage cortège. C’est la bourgeoisie révolutionnaire qui avait été directement menacée par la soldatesque royale, et dans cette férocité soudaine il y avait un reste de peur. Il y avait aussi la tradition de barbarie de l’ancien régime. Oh ! comme notre bon et grand Babeuf a bien compris et senti cela ! et quelle fierté pour nous, quelle espérance aussi, en ces heures inhumaines de la Révolution bourgeoise, de