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HISTOIRE SOCIALISTE

pour le gibier. Le rapporteur de la Constituante évaluait à 10 millions par année le dommage ainsi causé par le seigneurial plaisir de la chasse aux cultivateurs.

Ainsi sur toute force naturelle, sur tout ce qui végète, se meut, respire, le droit féodal a étendu ses prises : sur l’eau des rivières poissonneuses, sur le feu qui rougeoie dans le four et cuit le pauvre pain mêlé d’avoine et d’orge, sur le vent qui fait tourner les moulins à blé, sur le vin qui jaillit du pressoir, sur le gibier gourmand qui sort des forêts ou des hauts herbages pour ravager les potagers et les champs.

Le paysan ne peut faire un pas sur les chemins, franchir l’étroite rivière sur un pont de bois tremblant, acheter au marché du village une aune de drap ou une paire de sabots sans rencontrer la féodalité rapace et taquine ; et s’il veut ruser avec elle ou simplement se défendre contre de nouveaux abus, un autre gibier, celui des gens de justice attachés au juge seigneurial, clercs impudents, huissiers faméliques, attaque à belles dents ce qui lui reste de récolte et de courage.

Comme on devine les colères qui s’accumulent ! et comme les paysans doivent être prêts à un soulèvement presque unanime ! Il ne leur manque qu’une chose : la confiance en soi, l’espoir de se libérer. Mais bientôt les premiers coups de tonnerre de la Révolution, frappant d’épouvante les hauts pouvoirs dorés qui maintiennent le privilège, éveilleront l’espérance paysanne. Elle secouera le long sommeil séculaire et se dressera avec un cri terrible, répondant par le farouche éclair de ses yeux aux lueurs d’orage et de liberté qui viennent de Paris.

Mais si la puissance féodale des nobles est enveloppante et malfaisante, si elle blesse le paysan en tous les points de sa vie et l’irrite là même où elle ne l’opprime pas, il faut bien se garder de croire qu’elle soit, à la veille de la Révolution, la force principale d’oppression. Si les nobles n’avaient eu, en 1789, que ce qui leur restait de droit féodal, ils n’auraient pas pesé sur la société française et sur le travail agricole d’un poids aussi écrasant.

En fait, la féodalité avait été frappée à mort par la monarchie avant d’être achevée par la Révolution. La noblesse avait dû abandonner aux rois presque toute sa souveraineté. Elle avait dû abandonner aux bourgeois enrichis par l’industrie et le commerce une part notable de sa propriété. La petite et moyenne noblesse, toute celle qui ne s’était pas soutenue par les grandes charges, les emplois de cour, les pensions, les spéculations de finance, était à peu près ruinée ; entre ses revenus stationnaires et l’entraînement croissant de la dépense, elle avait perdu l’équilibre. Le marquis de Rouillé constate dans ses mémoires que les manufacturiers et les financiers avaient acquis beaucoup de terres nobles.

Les droits féodaux vexaient et humiliaient les cultivateurs : ils leur faisaient beaucoup de mal en entravant leur activité ; ils les affligeaient en