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HISTOIRE SOCIALISTE

leur ôtant le sentiment vif et plein de la propriété. Mais ils rapportaient aux nobles beaucoup moins qu’ils ne coûtaient au pays. Boncerf, dans ses lumineux opuscules, l’a démontré avec évidence dix ans avant la Révolution.

Le cens, qui était le droit le plus étendu et le plus fondamental, était très souvent modique ; car c’était une rente fixe stipulée en des siècles où l’argent avait une haute valeur. Le droit de champart qui prélevait une part déterminée de la récolte était, là où il s’étendait, plus onéreux au paysan. Mais le plus lourd semble avoir été ce droit de lods et ventes, qui, à chaque mutation, prélevait un sixième ou un cinquième de la valeur de la terre. Nous avons déjà dit que Bailly l’évaluait à 36 millions. Il est donc fort possible que l’ensemble des droits féodaux ne dépassât pas une centaine de millions, et si on se rappelle qu’Arthur Young. par des calculs très précis, fixe à un peu plus de cinq milliards, en 1789, le produit brut annuel de la terre de France et à près de deux milliards et demi le produit net, ce n’est pas le prélèvement féodal de cent millions, si détestable et archaïque qu’il fût, qui pouvait écraser la nation.

S’il n’y avait eu dans la société française du xviiie siècle d’autre vice que le reste fâcheux d’un système suranné, elle n’aurait pas eu besoin pour se guérir de la méthode révolutionnaire. Il eût été facile par exemple de procéder à un rachat graduel des droits féodaux et à la libération progressive des paysans.

Il existait déjà d’innombrables propriétés agricoles, exemptes de tout droit féodal ; et la propriété industrielle bourgeoise, la propriété mobilière, comme l’appelle expressément Barnave, se constituait et croissait tous les jours en dehors de toute prise féodale. C’est donc la pleine et simple propriété, dégagée de toute servitude ancienne et de toute restriction ou complication surannée qui devenait le type dominant, et, on peut dire, le type normal de la propriété en France.

Ce qui restait dans nos institutions et nos mœurs de féodalité n’était déjà plus qu’une survivance : la centralisation monarchique avait joué à l’égard de la puissance féodale un rôle révolutionnaire, et il n’était vraiment pas besoin d’une révolution nouvelle pour arracher les dernières radicelles, si épuisantes et gênantes qu’elles fussent, du vieil arbre féodal dont Louis XI, Richelieu, Louis XIV, avaient tranché les racines maîtresses.

Mais la noblesse jouait un double rôle et elle était funeste en l’un comme en l’autre. Elle ne se bornait pas à maintenir, dans la nouvelle société monarchique, centralisée et active, un détestable résidu féodal. Elle corrompait et détournait du bien public la nouvelle centralisation royale.

Si les rois de France avaient pu agir en dehors de la noblesse et contre elle, s’ils avaient pu être simplement les rois de la bourgeoisie et des paysans, s’ils avaient usé de cette liberté d’action pour arracher des campagnes les derniers vestiges de la féodalité et pour assurer à la bourgeoisie industrielle,