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HISTOIRE SOCIALISTE

cette heure d’universelle commotion, un mouvement des sans-propriété, des misérables, des vagabonds, des affamés. En plus d’un point, ils se sont organisés en bandes, criant qu’ils avaient le droit de manger et de vivre.

Plusieurs municipalités avisent l’Assemblée nationale que dans la nuit du 25 juillet « des brigands avaient coupé les blés encore verts. » A cette date, et même dans la région du Nord, ils ne devaient pas être loin de maturité, et ceux qu’on appelle « des brigands », opérant pour le compte de la contre-révolution étaient sans doute des affamés qui ne voulaient pas attendre que la moisson entièrement mûre tombât sous la taux du propriétaire et fût mise à l’abri dans les granges.

Quelques mouvements partiels de cette sorte ont suffi pour répandre la teneur dans les campagnes où régnait déjà, à l’état chronique, la peur des mendiants. Je suis bien porté à croire que « la grande peur » est surtout l’exagération de cette frayeur chronique. Qu’on lise tous les cahiers des bailliages ruraux, des paroisses, partout on verra que les cultivateurs se plaignent d’être à la merci des mendiants. Il faut les loger, les nourrir, les secourir ; sinon, ils menacent, et rien ne leur est plus facile que de mettre en effet le feu aux bâtiments de la ferme et aux récoltes.

La grande évolution économique de la deuxième moitié du xviiie siècle, la croissance de l’industrie et des villes, la transformation de l’économie rurale, avaient déraciné de nombreuses existences : les routes et les campagnes étaient couvertes d’hommes errants dont la peur obsède, les cultivateurs. Ceux-ci en parlent avec colère, frayeur et mépris. Rien n’est plus poignant que de voir les paysans, dans les mêmes cahiers où ils se plaignent de l’oppression et des voleries du seigneur et où ils revendiquent le droit de cueillir pour leurs bestiaux l’herbe des forêts, dénoncer comme un péril les vagabonds, les mendiants, ou, comme ils disent « tout le fretin de la société ».

Sous la misère classée il y a une misère errante, et celle-ci est pour celle-là objet de mépris et de terreur. Qu’on se rappelle les plaintes des paysans propriétaires eux-mêmes contre la multitude des glaneurs qui envahissaient le champ à peine moissonné : je me demande si ce ne sont pas ces hommes et ces femmes qui, pressés par la faim et excités par le frémissement révolutionnaire, se formaient en troupes et coupaient les blés. Ainsi aux vagabonds, aux errants se seraient mêlés parfois les plus pauvres de chaque village, les sans-propriété.

Le journal Les Révolutions de Paris, dans ses nouvelles de province du commencement de septembre, dit ceci : « Des lettres de Genève annoncent que des individus des montagnes voisines se sont avancés en foule du côté de Ferney ; la garnison de Genève, secondée de quantité de volontaires, s’y est portée ; on y a conduit du canon et les montagnards ont pris la fuite. L’ignorance ou plutôt l’ineptie du peuple de quelques provinces lui a fait croire que l’égalité et la liberté lui permettaient en quelque sorte le partage