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HISTOIRE SOCIALISTE

des biens : de là sont venus la plupart des ravages qui ont désolé nos provinces. »

Il semble donc évident qu’il y a eu, dans les jours qui suivirent l’ébranlement du 14 juillet, une poussée des misérables. La Révolution sera sans cesse obsédée par la peur « de la loi agraire ».

C’est sans doute des premiers jours de la Révolution, qui furent peut-être les plus effervescents et les plus agités, que date cette peur. Nous n’avons presque aucune donnée sur ce mouvement du prolétariat rural. Il était sans doute purement instinctif : on n’en trouve nulle part une formule claire et il ne paraît pas qu’il ait eu des chefs conscients.

Il se bornait le plus souvent au pillage nocturne et furtif des récoltes moissonnées avant l’heure : ou bien il était comme perdu dans le mouvement révolutionnaire de la propriété paysanne. Quand les paysans du Maçonnais et du Lyonnais par exemple vont incendier les châteaux pour brûler les papiers des commissaires à terrier, il m’est impossible de ne pas me rappeler que bien souvent dans les cahiers des paroisses « le riche et stérile bourgeois » est nommé à côté du noble ; et sans doute il eût suffi de peu de chose pour diriger sur la grande propriété bourgeoise les foules irritées et armées de fourches qui assaillaient le château du noble.

La bourgeoisie, un peu partout, comprit le péril et la garde bourgeoise des villes se précipita dans les campagnes pour contenir ou réprimer les paysans. De Lyon, dans les journées des 27, 28 et 29 juillet, on voyait flamber les châteaux de Loras, de Leuze, de Combe, de Puisignan, de Saint-Priest. La garde bourgeoise marche contre les paysans, et quand elle rentre en ville, elle est assaillie à coup de pierres et de tuiles par les ouvriers de la Guillotière, qui prennent parti pour les paysans insurgés. On dirait un moment que tout le prolétariat misérable, ouvrier et paysan, va se lever à la fois contre l’ancien régime féodal et contre le nouveau régime bourgeois, et qu’une lutte de classe profonde, formidable, la lutte de tous les sans propriété contre tous les possédants va se substituer à la superficielle Révolution de la propriété bourgeoise et paysanne contre le privilège des nobles. Velléités impuissantes ! Tentatives confuses et vaines !

Les temps n’étaient pas mûrs, et ces premiers soulèvements de hasard sont bien symbolisés en effet par le furtif larcin de nuit des bandes errantes coupant des blés encore verts… Mais il y eut un moment où les paysans établis, les petits propriétaires, les habitants des villages qui avaient un clos, un jardin et un bout de champ sentirent frémir toute l’obscure misère d’en bas.

Comment s’engager à fond dans la Révolution, comment marcher à l’assaut des Bastilles féodales si l’on risque d’être débordé par un prolétariat mendiant et menaçant ?

A quoi bon arracher au seigneur les gerbes de blé qu’il prélève par le