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HISTOIRE SOCIALISTE

commerçante et rentière la sécurité dans le travail, la scrupuleuse observation des contrats publics et une gestion économe et sévère des deniers de l’État, il est fort probable que la Révolution de 1789 n’eût point éclaté.

Qu’on se figure les rois de France au xviie et au xviiie siècles ayant l’esprit d’économie de Frédéric II et de son père, la fermeté de Joseph II d’Autriche, de Gustave de Suède et du roi de Portugal contre les nobles et les moines. Qu’on imagine notre ancienne monarchie, avec sa force séculaire et son prestige presque sacré, jouant dans la France moderne un rôle moderne, elle aurait probablement conduit notre pays jusqu’au seuil de la Révolution prolétarienne. Elle serait devenue monarchie capitaliste et bourgeoise, et n’aurait disparu qu’avec la dernière des autorités, celle du Capital.

Mais la royauté française n’a pas eu cette force de conception et de renouvellement : et sans doute elle en était historiquement incapable.

Elle était trop vieille et trop liée aux antiques puissances pour s’accommoder aux temps nouveaux. Le roi de France était fier d’être le premier des nobles, le noble des nobles. Il abattait les têtes des grands feudataires révoltés, mais il avait hâte, pour savourer et peut-être pour légitimer pleinement sa victoire, de reformer une cour noble autour de lui.

La victoire de la monarchie, si elle eût abouti à la disparition de la noblesse, eût semblé à nos rois eux-mêmes une déchéance et presque un scandale. N’auraient-ils pas été des parvenus s’ils avaient déraciné cet arbre de noblesse dont le pouvoir royal avait été, à l’origine, la plus haute branche ?

On pouvait bien favoriser l’industrie bourgeoise, appeler dans les ministères des commis bourgeois, mais la noblesse devait rester non seulement comme un fastueux décor, mais comme un rayonnement de la puissance royale elle-même.

Le Roi Soleil voulait réfléchir sa gloire aux armoiries des vieilles familles, et on devine, à bien des mots de Louis XVI, que le roi serrurier lui-même considérait la suppression des privilèges de noblesse comme une diminution de son propre patrimoine royal. De plus, la France, en faisant un très médiocre accueil à la Réforme, avait resserré les liens de sa monarchie et de l’Église catholique. Les rois de France n’étaient pas plus disposés à se laisser domestiquer par l’Église que par les nobles ; mais de même qu’ils se plaisaient à répercuter leur éclat dans leur fidèle miroir de noblesse, ils se plaisaient à emprunter une sorte de majesté surnaturelle et de titre divin au Dieu dont l’Église perpétuait la parole : livrer la noblesse et l’Église aux coups de la bourgeoisie et de la pensée libre, c’eût été, pour nos rois, éteindre toutes les gloires qui leur venaient de la terre et du ciel.

Aussi furent-ils condamnés à une politique incertaine et contradictoire. D’une part, ils refoulaient le pouvoir de la noblesse et contenaient le pouvoir de l’Église autant qu’il leur paraissait nécessaire à la grandeur et à la liberté du pouvoir royal. D’autre part, ils n’osaient demander ni à la noblesse, ni à