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HISTOIRE SOCIALISTE

remboursement en capital. En vain les seigneurs s’armèrent-ils de ces dispositions de l’Assemblée pour exiger des paysans, en son nom, le paiement des droits.

Les paysans purent momentanément se soumettre, mais ils subirent ces exigences comme une sorte de tyrannie posthume d’un régime frappe à mort ; toutes les dispositions relatives au rachat leur parurent un démenti scandaleux et nécessairement provisoire à la formule d’affranchissement par laquelle s’ouvrait le décret de l’Assemblée nationale.

Et en fait, le système du rachat était inapplicable. Je n’ai pas à discuter en ce moment le mode de rachat institué par l’Assemblée nationale. Celle-ci, hésitante et tourmenté ne le détermina que quelques mois plus tard, en mars 1790, et elle se heurta presque tout de suite à la résistance passionnée des paysans. Mais c’est le principe même du rachat qui, en cette période révolutionnaire et quel que fût le mécanisme adopté, était impraticable, et devait succomber enfin pour faire place à l’expropriation pure et simple. Nul ne peut faire grief à l’Assemblée nationale de ne pas l’avoir compris d’emblée.

Il est puéril de demander à une Révolution, dans sa période de tâtonnement et d’incertitude, les résolutions logiques et extrêmes qu’amènera le développement de la crise. En fait, aucun des démocrates de la gauche la plus populaire, ni Robespierre, ni Pétion n’osèrent parler de l’expropriation sans indemnité. Ils n’y pensèrent seulement pas. Comme beaucoup de bourgeois avaient acquis par contrat des rentes féodales, comme la forme du contrat protégeait la plupart des droits féodaux, il fallait une exaspération révolutionnaire aiguë pour qu’on osât briser sans indemnité tous les contrats.

Il fallait que la Révolution fût engagée contre la noblesse et contre ses alliés du dehors dans une lutte si passionnée, si terrible qu’elle songe avant tout à porter le coup mortel à l’ennemi, au risque de blesser quelques-uns de ses propres intérêts confondus dans la masse des intérêts aristocratiques. Comment cela eût-il été possible en août, dans la détente qui suivit la victoire du 14 juillet, et quand les nobles prenaient très habilement l’initiative d’une reforme partielle du système ?

L’Assemblée est donc bien excusable d’avoir adopté d’abord une solution inefficace et équivoque ; mais à l’épreuve, cette solution ne pouvait tenir. Ou bien, en effet, le rachat se ferait très lentement, et comment espérer que la classe paysanne, si durement foulée depuis des siècles, consente à porter encore longtemps cet accablant fardeau, quand les grands événements révolutionnaires lui ont donné, dès à présent, la conscience de sa force, et quand l’espérance a exaspéré le désir ?

Le rythme de la Révolution ne permettait pas ces combinaisons à longue échéance. Ou bien, au contraire, le rachat se ferait très vite et pour ainsi dire immédiatement, mais avec quelles ressources ? Si on évalue à 120 millions par an l’ensemble des redevances féodales, dont la plupart sont rache-