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HISTOIRE SOCIALISTE

l’Église, les sacrifices par lesquels les paysans et les bourgeois eussent été invinciblement attachés à la monarchie.

Ils avaient détruit le système du moyen âge, et ils avaient ainsi ouvert les voies à toutes les forces de mouvement de la bourgeoisie, de l’industrie, du commerce et de la pensée, mais ils ne pouvaient suivre jusqu’au bout ces forces de mouvement libérées à demi ou précipitées par eux : et ils devaient s’attarder et périr en ce détestable « ancien régime », compromis équivoque de féodalité et de modernité, où l’esprit de l’Église et l’esprit de Voltaire, la centralisation monarchique et la dispersion féodale, l’activité capitaliste et la routine corporative se heurtaient en un chaos d’impuissance.

La noblesse, pendant deux siècles, a merveilleusement profité de cette incohérence, de ces contradictions, pour exploiter à fond l’État moderne et la royauté elle-même.

A peine vaincue par celle-ci, comme puissance féodale, elle a pris sa revanche en s’attachant à la monarchie centralisée pour en absorber toute la sève. Pendant toute cette période, la noblesse a rejeté la sobriété de vie du régime féodal et elle n’a pas voulu porter sa part des charges de l’État moderne. Elle a contribué largement à la dépense : elle n’a contribué nullement à la recette. Et de ce budget royal qu’elle n’alimentait pas, elle ne parvenait jamais à se rassasier.

Qu’on parcoure les derniers budgets de l’ancien régime et on verra la part énorme consommée par les nobles. Les 25 millions de la maison du roi servent à entretenir dans les palais royaux la noblesse parasite. Sur les 31 millions destinés au service des pensions, les princes du sang, les nobles, les créatures des nobles, d’Almaviva et Figaro absorbent presque tout.

Dans les hauts emplois de gouverneur de province, emplois de parade rendus à peu près vains par la puissance des intendants, la grande noblesse se fait des traitements de cent mille livres. Dans le budget de la guerre les 12.000 officiers, tous nobles, coûtent 46 millions de livres, les 135.000 soldats ne coûtent que 44 millions. Plus de la moitié du budget de la guerre est ainsi dévorée par la noblesse. Elle détourne vers elle 80 millions au moins sur un budget ordinaire de 400 millions, un cinquième.

Et ce qu’il y a peut-être de plus grave, c’est que pour couvrir ce gaspillage et masquer ces scandaleuses faveurs, la monarchie complaisante et exploitée recourt à des artifices de comptabilité : le chiffre des pensions est toujours flottant, inconnu même de la Chambre des Comptes, et sur la liste des souscripteurs aux emprunts publics sont inscrits des privilégiés qui n’ont pas versé une seule livre mais qui recevront en guise de pension les arrérages d’un prêt fictif.

Ainsi la noblesse n’est pas seulement pillarde : elle introduit le désordre et le faux dans le grand État moderne qui ne peut fonctionner qu’à force de précision et de loyauté. C’est elle aussi qui est responsable pour une large part des entraînements d’arbitraire et des irrégularités qui vicièrent, sous la Ré-