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HISTOIRE SOCIALISTE

ils donc se désintéresser de tout mouvement qui n’avait pas pour objet immédiat la conquête du pain ?

Et Marat ne voit-il point que c’est en participant à toute l’agitation révolutionnaire que les prolétaires accroissent leurs chances d’avenir ? Mais Marat voulait mettre la Révolution en garde contre les passagères exaltations : « Le seul bonheur, dit-il, dont les dix-neuf vingtièmes des citoyens peuvent jouir est l’abondance, le plaisir et la paix. » Conclusion : il ne faut pas laisser traîner la Révolution, car le peuple tomberait bientôt de fatigue. Et comment hâter la Révolution ? Comment brusquer l’opération ? En concentrant le pouvoir révolutionnaire.

Cette idée d’un pouvoir fort, que la Révolution réalisera dans la crise suprême du péril, par le Comité de salut public, Marat la formule dès la première heure, dès septembre 1789. Dispersée en trop de mains l’action révolutionnaire languit : il ne faut livrer la France ni à l’anarchie des foules surexcitées et aveugles, ni à l’anarchie des assemblées trop nombreuses. Et Marat propose : 1o de constituer un jury révolutionnaire tiré au sort parmi les citoyens des soixante districts et qui exercera au nom du peuple, mais plus exactement que lui, les représailles nécessaires ; 2o de substituer à l’Assemblée de l’Hôtel-de-Ville incohérente et souvent impuissante un Comité peu nombreux et très résolu.

Contre l’Assemblée de l’Hôtel-de-Ville Marat s’acharne, et sans doute, dans le secret de son cœur ulcéré, lui en voulait-il, lui, le bafoué des Académies, de compter parmi ses membres des savants officiellement illustres. Il la dénonce avec fureur : il écrit contre Beaumarchais, intrigant et agioteur, une page étincelante de colère : il déclare que plusieurs des élus sont suspects parce qu’ils n’ont pas de domicile légal, logent en garni et ne paient pas même la capitation.

Sa défiance est aussi grande contre les pauvres « déclassés » que contre les riches. Les patrouilles de la garde nationale saisissent son journal aux mains des colporteurs. Il redouble ses attaques. Cité devant l’Assemblée de l’Hôtel-de-Ville il lui dit orgueilleusement : « Je suis l’œil du peuple, et vous n’en êtes que le petit doigt. »

Et toujours il demande que quelques hommes probes, vigoureux, à l’esprit rapide, soient chargés de mener au but, en quelques jours, la Révolution. Faut-il voir la marque d’un grand sens politique dans l’insistance avec laquelle Marat demande dès l’ouverture du drame cette violente concentration des pouvoirs, cette dictature de salut public à laquelle recourut plus tard la Révolution ?

Ses admirateurs l’ont appelé souvent le prophète : mais ce n’est pas faire preuve de clairvoyance révolutionnaire que de demander des mesures extrêmes avant que l’état des choses les ait rendues possibles, ou même concevables à un assez grand nombre d’esprits.