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HISTOIRE SOCIALISTE

En septembre et octobre 1789, c’est probablement à la dictature d’un Comité modéré, nommé par l’Assemblée nationale, qu’aurait abouti la politique de Marat. En tout cas, tant que le Roi subsistait et avec lui la Cour, comment cette concentration absolue des pouvoirs eut-elle été possible ? Ou on les aurait remis au Roi, et c’était la tyrannie, ou le Roi était rejeté hors de ce pouvoir suprême, et il était détrôné de fait. Or Marat, si fier de sa logique intrépide, s’arrêtait en chemin. Il n’osait pas proposer, il n’osait même pas prévoir l’abolition de la royauté, et il parlait même de « notre bon Roi ». Cette timidité ruinait à fond son système, car c’est la coexistence de la Révolution et de la royauté d’ancien régime qui était la vraie dualité de pouvoir.

Les théories de Marat causaient, je crois, au début, et dans le peuple même, surtout de la surprise et même du scandale. Il avait plus d’une fois, dans ses feuilles, attaqué Mirabeau : et pourtant, au 6 octobre, les femmes de la Halle à Versailles demandent « notre petit père Mirabeau ». L’Ami du peuple n’avait pas encore une prise très forte sur la conscience populaire. Pourtant il est impossible que plus d’une fibre souffrante n’ait tressailli à certains cris de révolte et de colère désespérée ! À propos de la distinction proposée des citoyens actifs et des citoyens passifs, exclus du vote à cause de leur pauvreté, Marat écrit : « Le sort des pauvres, toujours soumis, toujours subjugués et toujours opprimés ne pourra jamais s’améliorer par les moyens paisibles. C’est là sans doute une preuve frappante de l’influence des richesses sur les lois. Au reste, les lois n’ont d’empire qu’autant que les peuples veulent bien s’y soumettre ; ils ont brisé le joug de la noblesse, ils briseront de même celui de l’opulence. Le grand point est de les éclairer, de leur faire sentir leurs droits, et la révolution s’opérera infailliblement sans qu’aucune puissance humaine puisse s’y opposer. »

Ce n’est pas qu’au fond Marat apporte une conclusion sociale précise et hardie, et il termine par ces lignes assez modérées et évasives : « Le seul moyen qui reste aux riches de se soustraire au coup qui les menace, c’est de s’exécuter de bonne foi en faisant part aux pauvres d’une partie de leur superflu. »

Mais peu à peu ces paroles iront remuer le peuple à de grandes profondeurs et, en dehors de tout système, elles éveilleront dans le prolétariat à peine formé une conscience révolutionnaire. « Pour détruire les privilèges des nobles, les plébéiens ont fait valoir le grand argument, l’argument irrésistible que les hommes étant égaux ont tous les mêmes droits. Pour détruire les prérogatives des riches, les infortunés feront valoir le même argument. En vertu de quel titre sacré, leur diront-ils, prétendez-vous conserver des richesses presque toutes acquises par des moyens odieux, presque toutes arrachées aux pauvres par l’astuce, ou la violence, presque toutes le fruit de la faveur, de l’escroquerie, de la friponnerie, des rapines et des concussions ? »