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HISTOIRE SOCIALISTE

l’oppression : que pourraient-ils donc devoir à l’État qui n’a rien fait que cimenter leur misère et river leurs fers ; ils ne lui doivent que la haine et les malédictions. Ah ! sauvez-le, l’État, vous à qui il assure un sort tranquille et heureux : n’exigez rien de nous, c’est bien assez que le destin cruel nous ait réduits à la cruelle nécessité de vivre parmi vous. »

Vraiment, c’est comme le cri de désespoir de la damnation éternelle : c’est le cri de haine de ces damnés de la servitude et de la misère qui n’ont même pas la consolation farouche d’être isolés : leur enfer est traversé par l’éclatante vision des privilégiés et des heureux.

Pendant qu’une sourde fermentation se développe dans Paris ainsi agité par les motions du Palais Royal, par la misère du peuple, par les pétitions répétées des femmes, par les fureurs désespérées de Marat, par les conflits de la bourgeoisie démocratique et de la bourgeoisie modérée, éclate la nouvelle qu’un nouveau coup d’État de la cour se prépare. Le roi tardait à sanctionner la déclaration des Droits de l’Homme. Mounier avait été porté à la présidence de l’Assemblée par la coalition des modérés et de la droite. Et les mouvements de troupe recommençaient. Le régiment de Flandre, le régiment de Montmorency, étaient, sur des prétextes très légers, concentrés à Versailles : un renouvellement partiel des gardes du corps devait avoir lieu à la fin de septembre : on encadra les nouveaux et on garda les anciens comme pour doubler la force d’une troupe dévouée au roi et qui n’avait pas encore prêté le serment civique.

De très nombreux officiers, dans plusieurs régiments de l’armée, avaient reçu des congés semestriels et s’étaient rendus à Versailles où affluaient aussi les gentilshommes décorés de l’ordre de Saint-Louis. C’était comme une concentration de coup d’État : le bruit se répand que cette troupe veut enlever le Roi, le porter à Metz où le marquis de Bouillé commande à des troupes en partie étrangères : l’alarme est vive à Paris, et les démocrates s’écrient, avec Lostalot que, pour se sauver il faudra encore « un nouvel accès de Révolution ». Quel était au juste le plan de la Cour ? Ici encore il est permis de croire qu’elle n’avait pas un dessein très ferme et qu’elle flottait, attendant des événements le mot d’ordre décisif. Mais les préparatifs suspects, les intrigues louches n’étaient pas seulement un crime contre la liberté naissante de la nation : c’était aussi une grande maladresse. Car les menaces de contre-révolution rapprochaient nécessairement dans un commun péril les deux fractions bourgeoises qui commençaient à se faire la guerre.

Si la royauté avait été loyale, si elle avait observé sans arrière-pensée la Constitution et adopté une marche franchement révolutionnaire, elle devenait en quelques mois l’arbitre des partis bourgeois. Le débat s’élevait entre modérés et démocrates, si âpre, si violent que le parti populaire dressait déjà une liste de suspects parmi les officiers de la garde nationale accusés d’être des espions au service de la Cour. Mais l’imprudence et l’incohérence des