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HISTOIRE SOCIALISTE

la liberté. Ils se refusent à délibérer dans ce tumulte ; vers midi, les districts commencent à envoyer leurs bataillons « les bataillons de l’ordre », comme on disait en 1848 : celui de Belleville, sous la conduite de M. de Seine était arrivé le premier.

Assisté des grenadiers du 1er bataillon du district de Saint-Jacques l’hôpital, il refoule le peuple ou tout au moins le contient sur la place et le coupe de l’Hôtel-de-Ville. Trois bataillons de grenadiers, amenés par le major général Gouvion, pénètrent dans l’Hôtel-de-Ville même et le font évacuer. On pouvait croire, à midi, que la bourgeoisie modérée était maîtresse de Paris. Mais les femmes entrées sans armes à l’Hôtel-de-Ville en ressortent armées : elles avaient enfoncé les portes des magasins où étaient enfermées les armes et les munitions ; et tout en se retirant devant les baïonnettes des grenadiers, elles emportaient fusils, poudres, canons. La garde nationale, hésitante ou déjà enfiévrée elle-même, n’osa point les désarmer. Elles étaient environ quatre mille. Ce n’étaient point, comme le dit la réaction, des mégères ivres de sang ou des filles de joie.

C’étaient de bonnes et vaillantes femmes dont le grand cœur maternel avait trop souffert de la plainte des enfants mal nourris. Plusieurs étaient aisées et instruites, comme cette Marie-Louise Lenoel, femme Chéret, qui a laissé un récit très savoureux des journées d’octobre et qui était, comme elle nous l’apprend elle-même, « occupée à Passy d’un marché très lucratif. »

En celles-là, c’était une révolte de la pitié. Elles devinaient très bien avec leur sûr instinct, les manœuvres des aristocrates et des prélats contre la Révolution. Et elles imputaient à ces manœuvres la disette dont souffrait Paris, la misère qui étreignait le peuple. Après tout, se trompaient-elles ? et n’est-ce point, en effet, le sourd malaise partout répandu par la perpétuelle intrigue de la Contre-Révolution qui, en ces mois troublés, paralysait le travail et jusqu’au mouvement des blés ? En tout cas il est curieux de voir comme brusquement les femmes de Paris irritées par l’injustice et enfiévrées par la souffrance se séparaient du clergé. Quelques semaines à peine avant les journées d’octobre, les femmes de la Halle multipliaient dans les églises les services, les cérémonies. Elles semblaient mettre sous la protection du Crucifié la Révolution naissante. Dès les journées d’octobre la félonie de la Cour et d’une partie du clergé a rompu brusquement ces vieilles attaches religieuses. Et les femmes qui vont sur Versailles attellent leurs canons en criant : A bas la calotte ! La femme Chéret parle avec complaisance de la terreur que l’arrivée de « ses bonnes amies » répand « parmi les calottins ».

La courageuse petite troupe féminine, à peine refoulée hors de l’Hôtel-de-Ville, décide de marcher sur Versailles. Elle fait appel, pour la commander aux volontaires et vainqueurs de la Bastille : Hullin, Richard de Pin, Maillard prennent la tête du mouvement : les canons sont hissés sur des chariots, liés avec des cordes. En route pour Versailles !