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HISTOIRE SOCIALISTE

tous les cinq ans que le clergé votait les fonds consentis par lui et réglait l’administration générale de ses domaines. Et ce médiocre subside de douze millions n’était encore qu’un simulacre. Le Roi les rendait immédiatement au clergé pour lui permettre de rembourser les emprunts contractés par lui au profit du Roi.

Aux heures de crise nationale, quand la royauté sollicitait du clergé une avance, celui-ci se gardait bien de la constituer avec ses ressources disponibles. C’eût été publier sa richesse. Il se disait pauvre et il recourait à l’emprunt. Le Roi s’engageait à rembourser les créanciers par l’intermédiaire du clergé. Évidemment c’était là pure tactique ; car l’Église avait des disponibilités considérables. Je relève dans les cahiers du clergé d’Alsace un article où celui-ci demande que les communautés de main-morte soient autorisées à prêter de l’argent aux cultivateurs. C’est, dit le cahier, pour éteindre l’usure des Juifs. C’est aussi, certainement, pour ajouter à la puissance terrienne de l’Église la puissance que lui donnerait ce rôle de créancier mêlé à toutes les affaires et à toutes les entreprises. En tout cas, cela atteste, à la veille même de la Révolution, des ressources mobilières qui auraient permis à l’Église de consentir des sacrifices directs au Trésor royal. Elle préférait simuler la détresse, recourir à l’emprunt, et ressaisir, pour le service de ces emprunts, le faible subside qu’elle faisait semblant d’offrir au Roi. Les Rois de France étaient si habitués à ce désordre que peut-être préféraient-ils pouvoir emprunter ainsi aux moments difficiles, par l’intermédiaire de l’Église, comme aujourd’hui l’État bourgeois quand il est gêné emprunte par l’intermédiaire des compagnies de chemins de fer. Cette confusion du crédit ecclésiastique et du pouvoir royal contribuait à la dépendance de la royauté.

Au reste il y avait en bien des points pénétration et confusion de la puissance ecclésiastique et de la puissance royale et publique.

Non seulement la religion catholique était la base de l’État ; non seulement, le roi était sacré par l’Église ; mais c’est l’Église qui tenait seule registre des naissances, des mariages, des décès : toute la vie civile était en ses mains, et ce n’est guère que par les statistiques très incertaines des premières communions que le roi connaissait les mouvements de la population de son royaume. En revanche le Roi avait la nomination d’un très grand nombre d’abbés. Dans beaucoup d’abbayes, et des plus riches, l’abbé n’avait pas nécessairement charge d’âmes : la besogne cléricale était faite par un prieur résidant à l’abbaye, comme une sorte d’intendant de la messe, de la prière et de la mortification. L’abbé ne résidait pas, il se contentait, comme seigneur de ce domaine spirituel, de percevoir de très beaux revenus. Par la feuille des bénéfices, la royauté disposait ainsi au profit de ses créatures d’une grande partie des revenus de l’Église. Mais cet apparent pouvoir était une chaîne de plus. Car la royauté, ainsi engagée profondément dans le système ecclésiastique et comme associée à l’immense parasitisme clérical n’aurait pu s’affranchir et