passer à la France moderne sans un effort probablement surhumain de courage et de génie. Seuls pourront lutter contre l’Église les bourgeois et les paysans, marchant à la conquête de la liberté et du sol.
Quelle était l’étendue du domaine de l’église ? Il est assez malaisé de le savoir exactement. Paul Boiteau assure que la noblesse et le clergé possédaient les trois quarts de la terre de France. C’est évidemment excessif. Arthur Young, qui a regardé de très près l’état social de toutes les provinces, affirme que le nombre des petites propriétés, c’est-à-dire « des petites fermes appartenant à ceux qui les cultivent » est si grand qu’il doit comprendre un tiers du royaume.
Or, il est certain que, surtout depuis deux siècles, la bourgeoisie achetait beaucoup de terres. Les commerçants, enrichis dans le négoce, les manufacturiers enrichis par l’industrie acquéraient des domaines. J’ai déjà cité à ce sujet le témoignage décisif du marquis de Bouillé, et le marquis de Mirabeau, l’ami des hommes, parle à plusieurs reprises dans son œuvre de la dureté des nouveaux maîtres bourgeois pour leurs métayers.
Toute l’école de Quesnay et des physiocrates, que Marx a si bien appelée l’école du capitalisme agricole, n’a pas de sens s’il n’y a pas eu au xviiie siècle un mouvement marqué des capitaux bourgeois vers la terre. Au contraire l’édit de 1749, dit de main-morte, avait opposé de sérieux obstacles aux acquisitions territoriales du clergé. Il obligeait celui-ci, quand il recevait un legs, à payer comme droit d’amortissement, le cinquième de la valeur des fiefs, le sixième des biens de roture et des effets mobiliers. Et les donations pieuses étaient devenues très rares. Le droit d’amortissement ne rapportait plus à l’État en 1784, que 200,000 livres. Ainsi pendant toute la deuxième partie du xviiie siècle l’envahissement territorial de l’Église avait été, sinon arrêté, au moins ralenti, et dans le même temps la bourgeoisie développait ses acquisitions.
Si l’on ajoute cette propriété bourgeoise à coup sûr importante, à la propriété paysanne indiquée par Young, il est certain que c’est plus de la moitié du territoire qui était possédée par les bourgeois et les paysans. Au reste, en 1789, devant l’Assemblée Constituante, dans son discours du 24 septembre, Treilhard évalue à 4 milliards l’ensemble des biens ecclésiastiques. Or, comme les immeubles urbains qui avaient une haute valeur sont compris dans ce calcul, ce n’est guère à plus de trois milliards que Treilhard évalue le domaine agricole du clergé. Cette évaluation est peut-être incomplète, et à vrai dire la Constituante elle-même n’eut jamais un tableau certain des valeurs territoriales du clergé ; mais le chiffre de trois milliards représenterait à peine un quinzième du capital agricole de la France, tel qu’il résulte des calculs très méthodiques et très précis d’Arthur Young.
Il est donc impossible d’admettre que la noblesse et le clergé réunis possédaient les trois quarts de la terre de France. Il est bien plus raisonnable de