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HISTOIRE SOCIALISTE

tait en lui bien des rêves. Il a, d’avance, quelques traits de Stendhal, Dauphinois comme lui : une ambition concentrée, le goût de la lecture et de la rêverie, un souci constant de s’affirmer dans le monde hostile ou railleur, l’étude incessante de ses propres facultés.

Il tenait une sorte de journal quotidien de sa vie, et il y notait bien des observations menues relatives à sa santé, à son humeur. Il avait un sens littéraire assez aigu ; il marque d’un trait juste la puissance de vision de Goethe et de Rousseau : il dit de Mirabeau « qu’il avait gardé les gestes de la passion », et je crois qu’il y a dans ce mot une grande pénétration : le puissant tribun, même quand les bouillonnements de la passion et de la vie étaient un peu apaisés en lui, savait les retrouver dans sa parole : les torrents de la jeunesse étaient passés, mais grondaient encore en un sublime écho d’éloquence.

Barnave, de bonne heure, comme en témoignent ses manuscrits, s’essayait à unir la solide instruction de la bourgeoisie à l’élégance aristocratique. Il est un des premiers exemplaires de cette génération ambitieuse qui, silencieusement, accroîtra sa force intérieure pour éclater soudain sur le monde, et, si étrange que le rapprochement paraisse, si disproportionnés que soient les deux hommes et les deux destins, Barnave lit Werther un peu comme Bonaparte lit Ossian.

Mais Barnave, dans sa rencontre avec le vaste univers tourmenté, n’était soutenu par aucune pensée très ferme : M. Faguet a dit que son éloquence était « magnifique ». J’y cherche en vain la magnificence : il avait une grande facilité de combinaison et d’agencement dans les idées ; il ordonnait des improvisations rapides et ingénieuses, et par là il fut plus d’une fois redoutable même à Mirabeau, mais il n’avait aucun plan d’action fortement médité et aucun éclat de passion ; même la source intérieure d’orgueil et de rêve qui murmurait en lui n’eut jamais de hauts jaillissements de parole.

Et, au fond, son orgueil n’était guère, en ses années d’adolescence, qu’une vanité silencieuse qui savoure d’avance les triomphes espérés. Aisément grisé par quelques succès de tribune et par des flatteries d’amis, il commit plus d’une imprudence. Il se laissa entraîner par les Lameth, grands propriétaires à Saint-Domingue, dans tous les périls de la politique coloniale ; il se jeta étourdiment dans les démêlés des blancs et des hommes de couleur, et soutint pour les colonies une politique restrictive peu en harmonie avec les allures quasi démocratiques qu’il affectait parfois. Un peu plus tard, quand il ramènera de Varennes la famille royale, il ne résistera pas à l’attrait romanesque et aux séductions de vanité que lui offrait cette étrange aventure, dont Stendhal, en effet, eût raffolé. Il se fit très imprudemment le conseiller de la reine, et engagea avec la Cour des négociations secrètes, dont la trace fut saisie le 10 août aux Tuileries ; un an après, il périssait sur l’échafaud,